(s'é) Lancer dans un film de Rohmer, c'est comme partir en balade sur un itinéraire traversé il y a for longtemps. En semi-conscience, on sait plus ou moins que l'amour du savoir et des lettres surgira tôt ou tard, que les errances amoureuses les plus banales prendront les airs les plus importants de l'histoire entière du cinéma.


Ce Rayon vert est un sentier de grande randonnée particulier dans le décor rohmérien: le coeur du film arrive après une belle et longue construction (le rayon vert n'est mentionné qu'en seconde partie du film), la philosophie se veut absente de l'explicite, le sentiment amoureux est parcouru à l'envers, par la douleur qu'engendre son absence, contrairement aux traditionnelles quêtes intellectuelles (Pauline à la plage, Le genou de Claire et tellement d'autres).


Mais si Rohmer est à ranger du côté des grands grands, grands réalisateurs du patrimoine français, c'est sans aucun doute aucun pour la puissance évocatrice qui résulte de scènes quotidiennes. J'entends par là que, de nos jours, filmer le quotidien est quelque chose de facile et répandu. Mais de quels quotidiens nous rappellerons nous dans 5, 10, 20 ans? Celui de Delphine, personnage principal du film, est à compter parmi ceux-ci.


Je commence déjà à me rappeler de ce film comme une successions de scènes mémorables: la discussion à table autour du régime alimentaire de Delphine en est l'exemple parfait. Autour de ce qu'il y a de plus oubliable -quelqu'un qui déclare ne pas manger de viande-, l'auteur écorche vivement son personnage, faisant jaillir tout le mal-être d'une femme seule, ne cherchant qu'à passer des vacances en bonne compagnie amoureuse. Elle est végétarienne, seule autour de la table à trouver une raison valable à ce mode de vie. Elle est seule mais au centre de la tablée, les amis de voyage jouant au ping-pong des arguments sur le ridicule de ce choix. Puis on lui propose de manger une fleur... et elle n'en mange pas! C'est tout simplement magique, grandiose, indescriptible. Delphine possède une logique impénétrable, à un point tel qu'on a envie de comprendre pourquoi elle est seule, mais surtout malheureuse.


Les excursions se succèdent: la montagne où elle ne reste qu'une journée, le banc du parc où elle ne reste que quelques secondes, livre en main, fuyant à cause d'un dragueur insistant. Delphine n'est à sa place nulle part. Paris est son refuge mais elle cherche à tout prix à le quitter. Mais pour aller où?


La mise en scène est mémorable car tout pousse le spectateur à plaindre le protagoniste: on admet son mal-être et on comprend également la malice de Rohmer à lui susurrer qu'elle ne saisit pas des occasions qui sont pourtant dégoûtantes. Il n'y a qu'à voir qui est attiré par Delphine: le relou du parc tout d'abord, mais ensuite un dragueur qui saisit l'occasion de potentiellement tirer un coup après un bowling, deux hommes qui ne lui parlent que parce qu'une divine scandinave les invite à sa table... Delphine cherche seulement à passer du temps avec quelqu'un qui est intéressé par elle et pour elle-même, ce n'est pas si compliqué!


Et puis il y a toute cette métaphysique autour de cette vacancière effondrée: la carte de la dame de pique annonçait le malheur, le vert est une couleur omniprésente dans les plans (d'un chapeau à un figurant en arrière plan) et porte malheur au théâtre...


Il faudra donc tous ces éléments pour qu'enfin, la lumière (le rayon vert) survienne au bout du tunnel: un valet de coeur est trouvé sur une plage, un groupe de vieux parlent du phénomène physique du rayon vert au coeur d'un livre de Jules Verne. Delphine, partant pour Paris, rencontre à la gare un ébéniste. Saisie d'une folie pimentée passagère, elle embarque pour Saint-Jean avec l'inconnu. Ils vont au bord des rochers, le soleil se couche. Lui veut aller plus loin car il apprécie cette femme. Elle ne sait pas si elle peut s'accorder ce moment de bonheur. Le vit-elle parce qu'elle en a envie ou pour avoir quelque chose à raconter à la pause clope du secrétariat à la rentrée? Le phénomène physique (ce qu'il y a de plus prévisible et objectif) en décidera à sa place. Delphine s'accordera-elle autre chose que la misère et la solitude ayant vampirisé ses vacances? Le garçon est-il le bon? Où passeront-ils la nuit? Retournera-elle à Paris demain?


Le dernier plan vous le dira.

morenoxxx

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