Un génie cinématographique en terre kafkaïenne

Bien souvent mal aimé ou incompris, Le Procès est pourtant l’une des plus belles réussites d’Orson Welles, témoignant aussi bien de sa créativité artistique que de son goût pour l’audace et le transgressif. Porté notamment par des acteurs désireux de renouveler leur image (Anthony Perkins et Romy Schneider étaient encore hantés par leur rôle de Norman Bates et de Sissi), il nous offre à voir un rêve bien trop effrayant pour ne pas le croire réel.

L’avantage avec un roman aussi célèbre que celui de Kafka, c’est que tout le monde en connaît les grandes lignes. Même sans l’avoir lu, on a tous entendu parler de cette lutte vaine de Joseph K. contre un appareil judiciaire tout-puissant, de l’enfermement paranoïaque d’un innocent qui finit par se persuader de sa propre culpabilité. Orson Welles le sait bien, et c’est pour cela qu’il privilégie la libre adaptation à la simple retranscription : dans le film, c’est sa vision du monde qui prédomine, c’est sa patte stylistique qui envahit l’écran. Une intention dont nous sommes avertis immédiatement : en plaçant la parabole de la Loi – scène très célèbre du livre qui se situe à la fin – en incipit, il expédie d’emblée les plus évidentes pistes de lecture du livre, afin de tendre plus rapidement vers quelque chose de beaucoup plus personnelle, d’intime ou d’authentique

Cette touche « personnelle », on la retrouve bien entendu à travers le personnage principal, Joseph K., dont le combat rappelle celui que livra le cinéaste lui-même contre des studios à la logique plus pécuniaire qu’artistique. Ce n’est pas pour rien si Welles jugea son film étant le plus personnel, laissant entrapercevoir un sous-texte politique qui n’apparaît pas dans le roman original : il fait de K l’antithèse de Kane, ou plus exactement de celui qui cherche à imposer sa loi à la société. Notre personnage, au contraire, va subir la production délirante de la société tout en y prenant part et en l’alimentant : lors de l’arrestation, il reprend à son compte le langage équivoque et absurde de ses accusateurs (reprise du terme « ovulaire », etc.) ; lors du procès factice, alors qu’il n’y a aucun motif d’inculpation, il accepte de jouer son rôle « d’accusé » et participe ainsi à la mascarade... Faute de véritablement se rebeller, il fait partie intégrante du mécanisme qui le broie, il se condamne lui-même à la soumission et à l’aliénation. Le registre moral de la culpabilité individuelle, prépondérant dans le texte de Kafka, est ici remplacé par un registre bien plus politique où l’on questionne la responsabilité collective : « Dorénavant je m’intéresse plus aux abus de la police et de l’Etat qu’à ceux de l’argent, parce qu’aujourd’hui l’Etat est plus puissant que l’argent ». Une prise de position critique que Welles a l’élégance de traduire d’un point de vue esthétique, faisant du Procès un véritable condensé de son cinéma.

Pour traduire le cauchemar de Joseph K, Welles exalte le délire visuel en multipliant les effets d’emphase et de mise en relief hallucinatoire, donnant ainsi tout son sens au malaise kafkaïen. Il reste, en cela, très fidèle à son maniérisme cinématographique, fait de réminiscences expressionnistes et de trouvailles baroques : les multiples décadrages, mouvements de caméra (bien souvent de longs travellings), ou encore les angles baroques de prises de vue, viennent renforcer l’idée d’un monde particulièrement instable et oppressant. Quant au travail sur la profondeur de champ, il crée l’impression d’une démultiplication des illusions, donnant au Procès l’allure d’un film chausse-trappe, labyrinthique, dans lequel la manipulation wellesienne peut opérer.

Et celle-ci devient vite grandiose quand, au fil des plans, notre rapport au temps et à l’espace semble totalement aboli. C'est ce que Deleuze décrit très bien dans Image-Temps : « l*a réussite de Welles en fonction de Kafka, c’est d’avoir su montrer comment des régions spatialement distantes et chronologiquement distinctes communiquaient entre elles, au fond d’un temps illimité qui les rendaient contiguës* ». En effet, plus on franchit des seuils, plus on traverse des pièces singulières et identifiables, plus on se rend compte que ces lieux sont autant de cellules d’un même espace clos : le lieu du travail, le tribunal, l’église, le cagibi du peintre sont reliés entre eux par un étrange réseau de portes et de couloirs. Il en résulte un lieu unique où l’onirisme diffus côtoie l’oppression la plus concrète, où le temps et l’espace s’avèrent être des matières malléables à souhait.

Et le souhait de Welles, c’est évidemment de convoquer tout le 20ème siècle dans le film ! Confectionné en pleine guerre froide et sous la menace de la bombe A, il en appelle à la fois aux ambiances concentrationnaires et à l’imagerie atomique pour questionner les limites de la démocratie et attaquer avec virulence tous les totalitarismes. Étonnamment, la logique en œuvre s’avère plus implacable dans le film que dans le roman, comme le matérialisent ces instants d’érotisme qui deviennent de plus en plus dérangeants, et dans lesquels brille notamment une Romy Schneider délicieusement équivoque, ou encore cette rythmique infernale qui suit la déraison grandissante de K. Tout concourt à nous enfoncer, au même rythme que K, vers ce cauchemar ultime que la dernière image symbolisera. Bien inspiré par l’univers kafkaïen, Welles pose une nouvelle fois cette douloureuse question du choix et des responsabilités, nous rappelant quand même que ce sont toujours les actes des Hommes qui engagent l’avenir du monde.

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le 1 mars 2023

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Procol Harum

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