Une majorité de spectateurs, si j’en juge notamment par ce que j’ai pu lire par ici, ont vu dans cet énième grand film de Lean un choc de civilisations, la confrontation entre deux conceptions de la vie et de l’honneur, écrasées par le joug multi-millénaire de traditions aussi fortes qu’éloignées, issues de deux continents qui se sont trop longtemps ignorés. Si ce thème existe, il me semble qu’il n’intervient qu’à la marge, et j’y reviendrai un peu plus loin.

Car dans cette confrontation entre le colonel Nicholson, impeccable rejeton de la machine à produire en batterie de dignes sujets de sa majesté qu’est la perfide Albion, et l’autre colonel, Saïto, chef intraitable du camp de prisonniers au sens de l’honneur comme il se doit exacerbé, se joue une toute autre partie. Plus que le poids de deux cultures, ce sont deux conceptions de l’autorité et de la façon de l’exercer (un de mes grands dadas, pour ceux qui me connaissent) qui se mesurent ici.
La façon de voir du dominant (le colonel Saïto, interprété par l’excellent Sessue Hayakawa) est d’autant plus simple qu’il possède les coudées franches pour parvenir à remplir la mission qui lui a été confiée: nous sommes en guerre, l’endroit est reculé, voire perdu, et rien ne doit venir interférer avec son plan de marche qui ne souffre d’aucune possibilité de report, sous peine de suicide rituel.

Ce n’est donc pas par sadisme ou jouissance du pouvoir qu’il emploie des méthodes expéditives et pourquoi pas inhumaines: c’est par "simple" sens du devoir, volonté absolue de parvenir à ses fins, et surtout par l'incapacité à concevoir une autre façon d’être à la hauteur de la tâche qui lui a été confiée. En ce sens, son rapprochement avec Nicholson en fin d’aventure ne dit rien d’autre: une fois évacuées les méthodes, ce sens du devoir les rend bien plus proches que ce tout ce qui peut historiquement ou factuellement les séparer.

Nicholson est donc un manager moderne, derrière l’aspect rigide de son comportement et de ses convictions. Une fois gagné le rapport de force dans lequel il essaie, au péril de sa vie, de faire valoir le droit international face à ce qui ressemble à ses yeux à de la barbarie, c’est bien par l’efficacité de son leadership qu’il continue à appuyer son ascendant moral sur Saïto. Par la délégation et l’esprit d’équipe (superbe réunion d’encadrement dans le bureau du chef japonais), par le sens du travail (même si c’est, au fond, à courte vue) et par la mise en valeur des capacités de chacun, il va donner une redoutable leçon sur la façon d’exercer l’autorité à son adversaire. Quelque chose qui ne peut pas se trouver dans les manuels militaires, et que seule une intelligence pratique peut mettre en oeuvre.

C’est donc là, et là seulement, que se joue le point d’achoppement entre orient et occident: il est inconcevable pour Saïto que ses adversaires puissent à ce point garder la tête haute, l’esprit clair et plein d’initiatives quand ils ont accepté, comme ils l’ont fait, de se constituer prisonniers plutôt que de mourir pour leur patrie. C’est l’explication de son jusque-boutisme, insupportable aux yeux de ses victimes.

Bien sûr, on pourra trouver par ailleurs deux trois choses étonnantes dans ce récit. Que le bataillon anglais ressente comme une victoire le fait que ses officiers ne participent pas aux travaux peut sembler aujourd’hui pour le moins curieux. Que l’armée japonaise n’ait pas en son sein des ingénieurs dignes du défi qui lui est lancé peut sembler étrange, à moins de lier ceci à un simple effet de conjoncture.

Dernière leçon magistrale du récit, et non des moindres. L’aveuglement final de Nicholson, avant son sursaut libérateur, en dit bien plus long ici que nombre de sérieuses études sur la possibilité qu’a l’homme de mettre en industrie le pire: par une série de mécanismes, agissant comme une roue à cran, dans le registre de l’honneur et du sens de la hiérarchie, on peut arriver à faire faire presque n’importe quoi aux plus vertueux des hommes, en parvenant peu à peu à lui faire perdre de vue le sens global de son action.

Vous aurez remarqué que dans tout ça, je n’aurai pas évoqué le merveilleux aspect aventures du film, la partition superbe de William Holden, le plaisir de retrouver Jack Hawkins, la performance comme toujours géniale de Guinness (normal, me direz-vous, avec un tel patronyme), la photographie magnifiée de Jack Hildyard, la musique inoubliable de Malcolm Arnold (même si beaucoup reprise d’un tube de 1914, merci Torpy) ou le sens de l’espace remarquable de Lean, et sa merveilleuse direction d’acteurs.

C’est juste qu’il y a un peu trop de choses à dire sur ce film complet et inoubliable, une véritable leçon de cinéma populaire old-fashioned, qui nous fait beaucoup regretter, par sa simplicité et son intelligence, la disparition d’une époque où on refusait encore de prendre son public pour ce qu’il n’est pas encore totalement devenu. Mais la route qui mène à cet abêtissement de masse est large, et les ponts qu’elle emprunte sont malheureusement autrement plus solides que ceux dont il est question ici.
guyness

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

73
17

D'autres avis sur Le Pont de la rivière Kwaï

Le Pont de la rivière Kwaï
guyness
8

Kwai me a river

Une majorité de spectateurs, si j’en juge notamment par ce que j’ai pu lire par ici, ont vu dans cet énième grand film de Lean un choc de civilisations, la confrontation entre deux conceptions de la...

le 12 févr. 2015

73 j'aime

17

Le Pont de la rivière Kwaï
Gand-Alf
9

Madness.

Dans le rouge financièrement depuis son divorce, le cinéaste David Lean accepta d'adapter le roman de Pierre Boulle, tout en faisant réécrire un scénario qu'il jugeait peu satisfaisant, avec le...

le 1 juin 2014

52 j'aime

4

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

314 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

296 j'aime

141