Je vais cette fois être un peu long pour évoquer l'immense talent de ce cinéaste japonais.
Tout d'abord, le plan de quatre minutes en guise d'introduction donne le ton, ou plus exactement la dimension que la musique donnera à tout le film. Les longs et magnifiques travellings qui jalonnent ensuite le film s’apparentent d’ailleurs quelque part à des partitions qu’il faut déchiffrer. Avant que le récit ne se noue autour de la construction potentielle d’un site de "glamping" (contraction ridicule de "camping" et de "glamour") sur les hauteurs du village, le début du film ne contient d’ailleurs, chose inhabituelle pour Hamaguchi, que peu de dialogues!
Dans un premier temps, ce sont d’abord les gestes quotidiens de Takumi et de sa fille Hana qui font office de dramaturgie, dans la forêt qu’ils arpentent et qu’ils paraissent connaître sur le bout des doigts. On ne trouve ici nulle trace d’élément perturbateur, si ce n’est l’oubli d’un rendez-vous ou la simple cueillette de wasabi sauvage, seuls événements au cœur des premières minutes.
Hamaguchi se révèle aussi minutieux dans la mise en scène de ce silence introductif que lorsque la parole se met à couler à flots, à l’occasion d’une longue scène de réunion. On retrouve le cinéma parlant de Hamagushi, les deux agents de communication employés par la société de "glamping" y présentent le projet face aux habitants du village, à l’aide d’un PowerPoint et de formules marketing. Ce précis de politique locale s’attache aux prises de parole dans la durée et filme avec autant de fascination les discours des uns et des autres.Ce qui est très émouvant, au-delà de la drôlerie de la situation et de l’installation de la trame politique et écologique, tient à la manière dont chaque villageois, à une tête brûlée près, paraît parfaitement raisonnable. Qu’il s’agisse de Takumi, du vieux maire ou de la jeune patronne d’un restaurant de ramen, tous pondèrent leurs déclarations et présentent leurs arguments avec une limpidité remarquable. Un masque s’abat alors sur les visages des communicants, bien forcés de se rendre compte de l’inanité et de la bêtise du programme qu’ils sont venus défendre.
Par une bascule de point de vue dont le cinéaste a le secret, l’intrigue se déplace ensuite à Tokyo, le temps d’une séquence avec les agents et les dirigeants de la société. Sans rien résoudre, Hamaguchi s’attache à ces agents impuissants face à un employeur insensible, figure d’un capitalisme déconnecté.
Le personnage d’Hana, la jeune fille de Takumi, n’est pas pour rien dans l’incroyable sensation de densité qui émane du film. Si ce dernier est aussi troublant en dépit de sa facture épurée, c’est en partie grâce à l’étrangeté que l’enfant fait planer sur le récit. Elle ne prend jamais part à l’intrigue du "glamping", mais gravite plutôt autour, dans un jeu d’apparitions et de disparitions. Dès l’ouverture, la manière dont elle surgit a des accents surnaturels, à l’instar de ce travelling où elle se retrouve soudain sur le dos de Takumi, après que la caméra ait momentanément perdu ce dernier, masqué par le dénivelé de l’espace, alors qu’il marchait seul. Hana occupe finalement une place centrale dans la dernière partie, après qu’une nouvelle disparition, cette fois plus inquiétante qu’à l’accoutumée, oblige tous les personnages à se mettre à sa recherche.
Le film, jusqu’ici lumineux et aéré, plonge à la fois dans la brume et dans la nuit, jusqu’à ce que la violence éclate sans crier gare. Le tour de force dont il fait preuve est de présenter un dérèglement (sans trop en dévoiler, l’action soudaine et brutale d’un personnage) comme la conclusion logique d’un enchevêtrement de situations, et non comme une pure bifurcation. Le réalisateur avait glissé ça et là de nombreux indices (l’évocation des réflexes des cerfs face aux humains, une goutte de sang sur une épine, etc.) débordant de l’apparent conte moral et sociologique jusqu’alors esquissé. En ouvrant les vannes pour faire jaillir la part refoulée du récit, la noirceur de ce faux dénouement achève de faire du film un nouveau sommet dans la filmographie du cinéaste.
Au fond, c’est un film tout entier à l’image de sa première scène : un empilement de strates, plus ou moins sensibles. Et, là-dedans, dans ces couches de sens, le mal rôde, indéfini, échappant à toute réponse, et ne laissant, à la fin, que le vertige du doute.

Radiohead
9
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le 15 avr. 2024

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