Le Loup de Wall Street par Adam Sanchez
Et si, à 71 ans, Martin Scorsese était au tournant de sa fructueuse carrière ? Deux ans auparavant, avec le magnifique Hugo Cabret, il prouvait qu’il était aussi capable de montrer la violence des rapports des hommes à travers la figure enfantine. Magique et exalté, il revisitait en outre l’oeuvre de Méliès pour s’offrir l’autoportrait le plus émouvant qu’un réalisateur puisse faire de lui-même, celui d’un jeune enfant qui découvre le cinéma. Le cinéma était alors le sauveur des moeurs fragmentées, des peines du passé. Le retour derrière la caméra du maître Scorsese avec le Loup de Wall Street est pour certains le retour à ses premiers amours de cinéma, le cinéma de gangsters. Or, moqueur et insouciant, le nouveau Martin Scorsese qui dirige, sous nos yeux ébaillis, cet immense film, est aussi un réalisateur qui a décidé de ne plus accepter de vieillir.
Figure emblématique de cette cure de jouvence, Leonardo DiCaprio, inséparable depuis cinq films, représente l’homme qui ne vieillit plus au fil des films. De nouveau foudroyant et plus encore parce qu’il expulse sa rage au lieu de la conserver, il vivifie le film, le projette constamment dans des allants de folie que seul Scorsese semble être capable de diriger avec une telle fougue. Découpage incisif, instants de psychédélisme des plus réjouissants et une écriture dans les dialogues – signés par le créateur de Boardwalk Empire, Terence Winter – qui laisse admiratif. Le film de Scorsese pourrait avoir un arrière goût de condensé si seulement il s’était laissé aller au recyclage de son cinéma. Il y a certes des ressemblances frappantes entre Jordan Belfort et le Frank Abagnale de Catch Me If You Can, mais la liberté du film, au cours de trois heures amples et virtuoses, rappelle le désir – désormais – constant que le cinéaste a à ressusciter les vieux démons et à les sublimer. Jordan Belfort est un personnage pris par le diable de Wall Street et le ton de liberté qu’attache Scorsese à l’intégralité du film rappelle que les personnages de sa filmographie sont et resteront des figures diaboliques de l’Amérique riche et déliquescente. La vision empirique du film, l’idée d’un règne écroulant, imprègne l’œuvre au coeur de sa fascinante comédie mais aussi lorsqu’il dépeint, avec plus d’agilité, un système conscient de sa diabolisation. Le sexe et l’argent sont ici diabolisés, filmés avec une frénésie des plus effrayantes et le rapport avec la drogue comme l’élément fragile de la pyramide, capable de la faire chuter à tout moment.
Malgré sa gravité constante, jamais véritablement mise en avant mais toujours présente à la surface, le Loup de Wall Street est une fabuleuse farce, qui parvient à capter un rythme inouïe, à faire de sa noirceur un des éléments les plus fructueux dans sa réussite. La figure de Jonah Hill, impressionnant tout du long, n’en est surement pas innocente puisqu’il représente le pont entre deux mouvements trash de cinéma, deux écoles, celle de Scorsese et celle d’Apatow. Trente ans les séparent mais c’est pourtant une véritable symbiose qui se crée entre les deux.
Film de guerre – la première confrontation entre Belfort et l’agent du FBI, interprété par Kyle Chandler, est une merveille d’écriture – mais aussi film de potes, le Loup de Wall Street manie les deux genres avec une grande beauté, esthétique et émotionnelle. La collaboration avec Rodrigo Prieto, chef opérateur pour Argo ou Frida, offre au film une véritable tonalité rock’n’roll. Et que dire du montage vertigineux de Thelma Schoonmaker qui représente l’un des nombreux exploits du film à se tisser comme une fresque et non comme une simple analyse du système. Il y a plus de cinéma dans les quelques années que décrit le Loup de Wall Street que dans la majorité des productions annuelles, une multitude de postures qui montrent la complexité faramineuse dans le personnage de Jordan Belfort.
Certes, le film est trop long. Une virtuosité qui a tendance à s’étaler, à se «banaliser» le film avançant, et la piètre apparition de Jean Dujardin ne fait que souligner la triste présence que les acteurs français ont dans des productions internationales, mais le Loup de Wall Street reste un film, en tout point, exceptionnel. Harassant, décadent et grandiose, il est le point d’orgue à la carrière de Martin Scorsese. Empreint d’absurdité, il couronne l’acteur qu’est Leonardo DiCaprio, définitivement impressionnant dans tout ce qu’il fait, en tant que figure d’un cinéma mondial et halluciné. Ou, tout à l’inverse, Jordan Belfort, devenu emblème d’un monde qui a fini par exploser ses normes le temps d’un film.
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