Le hasard fait bien les choses, du moins parait-il... C'est par hasard, en tout cas, que les samouraïs de Kurosawa auront une influence majeure sur les cow-boys du western-spaghetti, après que Yojimbo tomba sous les yeux d’un Sergio Leone prêt à plagier pour une poignée de dollars. C'est comme si, d’une certaine façon, le hasard mis en scène dans le film (le bâton jeté en l’air donne au personnage de Mifune la direction à suivre) se devait de guider également le cinéma populaire dans son ensemble. Mais là où le vieil adage ne peut s’appliquer, c’est dans la place prise par Yojimbo au sein de la filmographie quatre étoiles du Sensei : il prolonge la démarche initiée avec Les Salauds dorment en paix, film dans lequel la critique de la nouvelle délinquance, celle des cols blancs et des hauts fonctionnaires, était émise à travers la collision entre un genre populaire comme le film noir et l’univers de William Shakespeare (Hamlet, en l’occurrence). Avec Yojimbo, c’est le film de sabre qui est passé à la moulinette shakespearienne, exaltant théâtralité, ironie et grotesque jusqu’à faire sauter les clichés, jusqu’à porter un regard désabusé sur une société moderne corrompue et dénaturée par les voyous serviteurs du dieu argent.


Pour être exact, les influences ayant permise la confection du film sont nombreuses et toutes issues de l’univers populaire. On cite notamment La Clé de verre (1931), Moisson rouge (1929), voire même Arlequin, serviteur de deux maîtres de Carlo Goldoni (1753). Mais le plus intéressant, demeure sans doute l’influence qu’a eu le western américain sur Kurosawa et ce film en particulier, comme nous l’indique Donald Richie : “La ville [dans Yojimbo] est semblable à l’un de ces lieux oubliés au milieu de nulle part qui semble venir des films de Ford, de Sturges, d’Un homme est passé ou du Train sifflera trois fois. Les habitants ne méritent pas qu’on les sauve, et l’action du héros devient donc absurde...”. C’est bien la force du cinéma que de réunir en son sein différents courants populaires afin de nourrir un langage aux vertus universelles.


Le personnage incarné par Tatsuya Nakadai, en ce sens, attire tous les regards. Flanqué d’un pistolet qui lui permet de refroidir promptement ses adversaires, il est le symbole d’une modernité dépourvue de tout honneur. Un motif accusateur que l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreux films scénarisés par Shinobu Hashimoto (Rébellion, les Sept samouraïs...), l’arme à feu devenant l’éloquent synonyme de la barbarie de notre temps. Nous sommes en 1860, fin d’une ère ; Toshiro Mifune incarne un vagabond qui n’a plus d’autre choix que de vendre ses talents de guerrier au plus offrant. Il est le dernier vestige visible d’une culture en déroute, remplacée par le culte de l’argent. Une paysanne le souligne dans les premières minutes du film : les jeunes n’ont plus de valeurs. Un commentaire destiné évidemment et avant tout au Japon de l’ère moderne...


Une époque contemporaine que Yojimbo évoque de manière incessante en diffusant un sous-texte plus ou moins subtil : le déclin des valeurs traditionnelles est acté, les samouraïs ne sont plus, tandis que les puissances commerciales émergent : les clans Seibei et Ushitora, respectivement liés au commerce de la soie et du saké, voient converger en leur sein tous les voyous tatoués, les yakuzas modernes déguisés en homme d’affaires. La diatribe perçue dans Les Salauds dorment en paix n’est alors plus très loin...


Seulement, ici, c’est plus l’ironie mordante qui prédomine : les codes du film de samouraïs et du western sont malmenés, leur violence est parodiée : les séquences de batailles sont souvent hilarantes, tant les personnages sont ridicules, improbables et les quiproquos cocasses. La mise en scène, de son côté, en accentue la portée par sa belle virtuosité (alternance des champs-contrechamp, composition symétrique des plans...). Le CinémaScope nous offre en effet des cadrages impressionnants, permettant aussi bien une mise en valeur du paysage qu’un travail complexe sur la profondeur de champ. À ces prises de vue s’opposent celles, beaucoup plus mobiles, qui suivent de près – en plan relativement serré et en contre-plongée – Sanjuro arpentant l’espace de la place, notamment pour se faire une idée de ce qui se trame, se joue dans le bourg quand il y arrive.


Mercenaire par la force des choses, notre homme trouve toutefois le moyen de conserver sa dignité dans cet univers voué à la déliquescence. En manipulant les deux camps afin qu’ils se détruisent définitivement, il va libérer un petit village de leur joug. Au royaume des mécréants sans courage, c’est par la voie de l’individualisme total que ce fantôme du passé trouve le moyen d’échapper à sa propre désuétude. Une philosophie défendue par le cinéaste tout au long de son œuvre, et qui trouve ici une expression des plus réjouissantes : contrairement à la tragédie que fut Les Salauds dorment en paix, Yojimbo investit pleinement le genre aventureux, nous exposant une histoire enlevée où le héros fait triompher les valeurs positives, envers et contre tous. Après la noirceur du drame réaliste, Kurosawa s’échine cette fois-ci à faire grandir en nous la puissance de l’espérance, le doux rêve de voir un jour les hommes de bonne volonté faire tomber les systèmes injustes.

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le 3 déc. 2021

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Procol Harum

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