Kazan entreprend de nouveau une critique des États-Unis, avec d’un côté le Sud (Tennessee), rural, tellurique, rustre, doté de lourdes mains, habillé de salopettes de plouc, ségrégationniste et esclavagiste et de l’autre le Nord (le personnage de Chuck Glover), formaliste, légifère, pragmatique, rationnel, sûr de soi, bien coiffé et portant le costume cravate.
C’est à travers cette dualité que se construit le film montrant deux facettes d’un seul et même pays, avec au milieu Carole qui fait le pont entre les deux rives, allant littéralement d’un bord à l’autre, venant de ce sud profond et quasi historique où elle a au fond cessé d’exister et d’où elle veut donc à tout prix s’arracher pour rejoindre le monde moderne afin de revivre. Ce personnage de Carol (Lee Remick), bien plus que Montgomery Clift d’ailleurs, retient dès sa première apparition l’attention, non seulement de Chuck (qui, on le sait d’emblée, finira par succomber à ses charmes) mais surtout du spectateur, tant elle fascine par son regard, sa posture d’abandon de soi, ses expressions à la fois sauvages et sensuelles. À ce sujet, la scène où elle se donne à lui est d’une rare, quoique chaste, sensualité.
Avec la belle photo signée Ellsworth Fredericks, ancien cadreur, Kazan montre bien les acteurs de cette bataille et leur arrière-plan, principalement la question raciale des Noirs esclaves. Cependant, la dimension politico-sociale nous semble au fond trop peu approfondie, l’histoire d’amour, bien que directement liée, prenant vite le pas sur le sujet initial. En effet, Kazan ne se lance pas directement dans le combat, comme il a fait ailleurs, par exemple dans l’excellent Un homme dans la foule ou dans le médiocre Le mur invisible. Il donne ici l’impression de se perdre de ne pas attaquer le sujet de front mais de le contourner par des moyens romanesques, avant de retrouver le sujet initial : celui du déracinement au fond (auquel s’en sont ajouté d’autres), avec ce personnage d’Ella, vieil arbre n’ayant connu que cette terre et qu’on ne pourra plus replanter ailleurs sous peine de le tuer.