Le cinéma des frères Dardenne me bouleverse, un peu plus encore chaque jour, parce que c'est un cinéma unique qui n'a pas peur de partir d'une question – et les questions, avec eux, sont toujours belles, parce qu'ils remettent tout en jeu et en perspective. C'est toujours une question de vie ou de mort. Alors ce cinéma ose le flou, le décadrage, pour mieux nous plonger dans ce que nous sommes – ce que nous ne savons pas encore mais qu'on espère comprendre un jour. Partir d'une question, c'est être sur que le futur existe, et qu'il dépassera le film – et toujours dans le cinéma des Dardenne, il y a quelque chose qui vient dépasser le film après son expérience physique. « On s'est bien battu, je suis heureuse », finit par dire Sandra dans « Deux jours, une nuit », en marchant vers le fond du cadre.


Et puis c'est un cinéma qui parle de l'altérité, parce que c'est un cinéma de la solitude, sur des héros cassés qui sillonnent la ville et qui se battent pour vivre une vie meilleure. Et toujours dans ce parcours, il y a l'autre qui est d'abord un corps, puis un visage, puis un prénom, puis tant d'autres choses aussi. En l’occurrence, c'est la question du corps qui est posée dans « Le Fils ». Pas n'importe quel corps, puisqu'il s'agit du corps du meurtrier : ce qui nous lie à lui, l'aberration de son existence. Les plus beaux moments du début du film sont ceux ou Gourmet observe le corps du jeune meurtrier de son fils : comment fait-il pour tenir encore ? Pourquoi cette vitalité ? Comment atteindre ce corps par essence mystérieux, qui m'a retiré ce qui venait de ma chair ?


Et bien pour l'atteindre, il faut des gestes, des actions, des objets. « Le Fils » est un film de planches. Il ne tient que par cela. Ce qui n'échappe jamais aux Dardenne, c'est que les personnages sont ancrés dans leur vie professionnelle : la seule chose qui peut lier au début le père et le fils meurtrier sont ces planches de menuiserie qu'ils porteront à bout de bras tous les deux. Ainsi, le film bouge, le film travaille la matière, comme Gourmet palpe la matière du bois, donnant à voir les gestes et les corps qui se rapprochent petit à petit. Il n'est pas improbable de parler de sensualité, qui a par définition attrait au désir, non pas sexuel mais purement organique, de reconnaître le corps de l'autre.
« Le Fils » est un film de pensée en actions – j'use bien du pluriel, car si ce n'est pas un film d'action, c'est un véritable film d'actions, les actions qu'on fait pour tenir et rester digne, les actions qu'on fait pour maîtriser ou laisser échapper cette bile qui se terre au fond de nous. Mais qui de l'action ou de la parole fait s'échapper ce qui meut vraiment ses personnages ? Quand Gourmet avoue enfin à son fils adoptif qu'il est le père du garçon mort, cela sort comme une impulsion soudaine, un instant où le geste ne pouvait plus rien cacher.
Continuellement, le film se voile et se dévoile. On a l'impression qu'on ne voit rien venir, et pourtant, tout nous est donné, parce que chaque mot sous-tend un geste et que chaque geste sous-tend un mot qui n'arrive pas à sortir. Il y l'idée d'une chorégraphie, intense et belle, où la caméra s'impose, filme la nuque des personnages, tremble continuellement, se cache derrière des portes pour mieux atteindre les visages et leurs doutes.


Ce naturalisme viscéral apparent sonnerait plutôt comme une forme de pudeur pour soupeser la portée philosophique ultra puissante de leur cinéma, pour l'incarner vraiment, s'empêcher coûte que coûte, jusqu'à la passion, jusqu'au délire, de penser « au dessus de ». Penser au dessus, cela signifierait la mort de l'idée philosophique. Le philosophie est dans la vie et dans le geste, et comme tous les philosophes, les Dardenne sont aussi des architectes : ce qu'il y a de sublime chez eux, c'est qu'on a l'impression que le cœur de leur cinéma, c'est la récréation d'un monde, ni plus ni moins. Partir d'un monde qui dysfonctionne, qui pullule d'aberration et d'injustice, et recréer ce passage vers un monde qui aurait du sens, redessiner des liens cassés, réparer des villes. Et c'est un cinéma qui est à la hauteur de la puissance de son désir : tout se répare et s'invente devant nous. Les frères ne se cantonnent pas à ce qui est, au parti pris social de leur cinéma auquel on les réduit trop souvent. Gourmet est plus qu'un menuisier, les planches sont plus que des planches, les mots lâchés sont plus que des mots lâchés – la caméra en fait une phrase qui ne dit rien d'autre que le désir d'aller au bout de soi. Cela tient aussi au rythme, très curieux, qu'on dirait tendu et nerveux, ouvert à toutes les saillies et les fulgurances ; mais qui est en même temps délié, d'un relâchement extraordinaire, faisant la part belle aux respirations et aux béances narratives. Nous ne sommes jamais en avance sur les personnages, on est calqué sur eux, on est eux. On a le temps de vivre et de réfléchir avec eux, dans une position intermédiaire que les Dardenne cherchent à tout prix à nous donner : dans la juste mesure entre l'implication et la distance, la passion et la pensée. Ce n'est pas un film coup de poing, parce que la vie rentre, la vie et son cours sinueux et complexe, côtoyant la réflexion en se nourrissant continuellement de ce qu'elle peut lui apporter.


Cette caméra qui se faufile, qui s'accroche, qui se perd, pourrait être une limite. Pourtant, chez les Dardenne, les plans voient constamment. Chaque plan vient dire quelque chose – ne délivre non pas un élément narratif, mais un éclat d'émotion et d'intelligence qui redéfinit sans cesse les éclats précédents. Chaque plan vient contredire l'autre – le film est comme une enquête policière dans le cerveau d'un homme, mais où on ne chercherait pas à trouver la raison d'un acte mais à investir pleinement le désir qui le fait naître. Ainsi commence vraiment la pensée – ne pas juger les choses, ou prendre parti, mais se rendre compte de ce qu'elles sont vraiment. Plus que le film d'un fait divers, c'est encore une fois le film d'un questionnement, sur ce que nous sommes, tous, et comment nous pourrons nous atteindre, tous. Mais les frères ont besoin de cet extrême, ont besoin de ces situations aberrantes. C'est pour eux le seul moyen, et il est sublime de les voir s'y accrocher depuis des années pour ne jamais vraiment dire la même chose à chaque fois. Chapeauter l'assassin de son fils, vendre son enfant, choisir entre sa prime et le licenciement d'une collègue...Des situations qui appellent d'abord toutes au parti-pris, au besoin de se placer : qu'est-ce que je ferai, moi ? Je crois que l’intérêt est vraiment ailleurs, car ce cinéma est surtout l'histoire d'un déplacement. Les personnages sont des obstinés qui finissent par obtenir quelque chose qu'ils n'étaient pas partis pour chercher. Que nous disent les frères depuis vingt ans ? Il nous disent : il y a toujours autre chose. Par delà le bonheur, par delà les ancrages, il y a autre chose.


C'est pour cela que le film est troué : il accepte qu'on ne peut tout savoir et que derrière chaque nuque qui court dans le plan, il y a un mystère insondable qui l'englobe. L'homme peut faire des choses qu'il ne comprend pas, et savoir qu'il ne les comprend pas. Et il n'y a que ça qui intéresse les Dardenne : investir cet extrême pour le détendre, ne pas chercher à l'expliquer - c'est là qu'on peut parler d'humanisme. Quand l'ex-femme d'Olivier lui demande pourquoi il fait tout cela, il lui répond juste « Je sais pas ». Je sais pas. C'est ce je sais pas qui hante l’œuvre des Dardenne, mystérieuse et en perpétuelle auto traduction ; ce je sais pas qui donne à l’œuvre rigoureuse des frères une si intense fragilité. Fidèle à l'injonction socratique, c'est un cinéma qui pense parce qu'il sait qu'il ne sait rien – et qu'il n'y a alors plus qu'à essayer de vivre, coûte que coûte.

B-Lyndon
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le 28 janv. 2017

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