[Critique contenant des spoils]


Chez Fassbinder, tout est toujours pensé. Ses films se prêtent donc à une analyse fouillée, ce qui pourrait rendre cette critique un peu longue. Tant pis si je ne suis pas lu : j'écris d'abord ces critiques pour moi-même, pour me souvenir...


Commençons par ce blouson en jean, sur lequel est inscrit fièrement "Fox". Fox, le renard, celui qui dévaste le poulailler. Il y a là une première ironie chez Fassbinder puisque son héros, qu'il interprète lui-même, ne va cesser de se faire plumer...


Fox ôte trois fois son blouson : la première de lui-même, dans l'appartement d'Eugen, il est un être libre et audacieux ; la deuxième pour revêtir une veste sur l'injonction d'Eugen, il cherche à se conformer à des codes qui ne sont pas les siens ; la troisième alors qu'il gît sans vie, et ce sont des gamins qui le lui piquent. Telle est la trajectoire de ce jeune homosexuel.


Au début, Fox est plein d'enthousiasme et de culot. On fait sa connaissance dans une roulotte de cirque, avec une première scène très forte : les flics viennent arrêter le bateleur, et le public rit comme si cela faisait partie du spectacle. D'emblée, Fassbinder nous offre une mise en abyme : il nous parle notamment de la façon dont chacun se met en scène, notamment bien sûr les bourgeois. Du règne de l'apparence, exprimée par l'omniprésence des miroirs (ex : la scène chez le tailleur). Nous allons rire, nous aussi, à certaines situations tragiques. Un ton grinçant qui ne se démentira pas.


Fox atterrit chez sa soeur, une alcoolique, avec qui les rapports sont tendus. Elle lui reproche de ne pas assez se laver, Fox rétorque qu'on peut fort bien être "propre à l'intérieur". C'est en effet sa candeur qui le perdra, intenable dans le monde cynique où il va mettre les pieds.


Pour l'heure, il est sûr de gagner s'il joue au loto ! Las, son billet s'envole et va s'échouer aux pieds de bourgeois qui le lui dérobent, dans un plan opportunément saisi au ras du sol. Premier dépouillement d'une longue série. Mais dans sa condition d'homme du peuple figure la vitalité, l'audace de qui veut s'en sortir : il suit Max, avant d'arnaquer un fleuriste. Les pauvres volent eux aussi, mais à petite échelle - c'est pourquoi ils restent pauvres.


Mais Fox va devenir riche car la chance, en effet, lui sourit. Tout lui sourit puisqu'il a même réussi à deviner le prénom de son nouveau compagnon, Max ! Notons au passage que Fox ne réussit à obtenir son billet de loterie que grâce à l'entregent de son protecteur : le mépris de classe est déjà annoncé.


Il va aller en s'accentuant lorsque Max, qui l'a pris sous son aile, l'introduit dans son cercle d'amis. Immédiatement la distance qui le sépare du froid Eugen est palpable, grâce à la mise en scène : au piano, Fox est dans un pièce alors qu'Eugen et son amant sont dans une autre. Le mépris se lit dans leur regard. Pour Max, Fox n'apparaît que comme un animal de compagnie. Fassbinder jouera d'ailleurs tout au long de son film sur une sorte de charme animal qu'il sait posséder.


On apprend alors que Fox a gagné au loto. On se demande alors pourquoi, si ce n'est pour l'argent, il reste avec cet antiquaire d'âge mûr qui ne le considère que peu. Pour accéder à cet univers, en quête de reconnaissance sociale ? Par pure solitude ?


Quoiqu'il en soit Fox, qui a aguiché Eugen en dansant langoureusement avec Philip son amant, repart avec sa nouvelle proie. Dans la scène de la voiture inondée de blanc, on le découvre très libre, provocateur, presque enfantin. Idem dans l'appartement d'Eugen, où la scène est intelligemment filmée depuis la chambre à coucher. Là est en effet l'objectif de l'un et l'autre.


Au matin, Philip, qui avait convenu de retrouver Eugen au petit déjeuner, frappe à la porte. Après une nuit d'amour le ver est dans le fruit : Fox est déjà moins arrogant. Il accepte de se cacher dans la salle de bain, même s'il finira par en sortir. Horreur, il porte le peignoir de Philip ! Impossible de le récupérer pour le jeune bourgeois, il est comme souillé.


Vient s'insérer alors dans le film l'entreprise du père d'Eugen, au bord de la faillite. Eugen voit immédiatement le parti qu'il peut tirer de sa nouvelle liaison. Mais il faut d'abord que Fox change de peau. Fassbinder l'affuble (s'affuble donc) volontairement de tenues à la limite du ridicule, avec cet énorme noeud papillon : Fox ressemble à un paquet- cadeau ! C'est bien ce qu'il va devenir.


Introduit dans la famille d'Eugen, Fox n'en a pas les codes. Il ne cesse d'être rabroué par Eugen pour son manque de savoir vivre. Au restaurant il ne maîtrise pas le français, la langue de la gastronomie bien sûr. Mais Eugen le manipulateur (car le film est manichéen : mieux vaut ne pas être allergique à cette dimension) prend soin de le ménager pour parvenir à ses fins.


On va suivre alors le candide Fox dans le monde des bourgeois : chez le banquier, il se heurte au scepticisme du guichetier lorsqu'il demande avec une ingénuité désarmante une somme énorme "en cash" ; chez le notaire, il tente bien d'obtenir quelques assurances mais se fait rouler dans la farine ; dans les soirées d'Eugen, c'est sa soeur qui ne sait pas se conduire et provoque la fin prématurée de la sauterie.


Décidément Fox n'est pas à sa place, et ses amis du bar homo qu'il fréquentait ne se privent pas pour le lui dire. On pense ici au bar du très beau Tous les autres s'appellent Ali, de la même période, auquel ce film fait souvent penser, que ce soit par sa thématique (l'impossibilité de s'extraire de son milieu), par son esthétique (un peu datée comme la plupart des films des années 70), et même par ses acteurs (apparition au souk marocain du superbe El Hedi Ben Salem, au regard droit).


Le personnage de Max est intéressant car ambigu : il figure souvent en arrière plan. Comme une sorte de témoin muet : chez lui derrière une vitre dans la scène où Fox et Eugen se toisent, au restaurant la première fois que les deux amants y dinent, dans la belle scène de rupture au sein d'un parking sombre et labyrinthique qui aboutit... à un juke box. Il se fait parfois aussi conseiller : dans une scène où les trois se côtoient dans une étrange banquette rouge, ou encore au sauna, alors qu'il sort d'un bain de boue (car le bourgeois se baigne dans la boue, pour mieux jouir ensuite de sa propreté). Notons au passage que cette scène nous montre un Max derrière lequel s'expose un sexe masculin, image fort audacieuse encore aujourd'hui. Plus audacieux encore : cette image figure dans la bande-annonce du film !


Mais revenons aux deux personnages principaux, qui vont se mesurer dans deux lieux emblématiques : l'appartement et l'entreprise.


L'appartement. Eugen l'a surchargé d'objets de prix. Une sorte d'emprise qu'il exerce ainsi sur Fox, en le plaçant "sur son terrain". On se croirait dans un musée, comme dira Philip (je crois). Tout cela est très laid... et même pas du goût d'Eugen ! Lorsqu'il se sera débarrassé de Fox, on le verra décidé à vendre toutes ces horreurs. Cet appartement n'était finalement que l'image que se faisait Fox de la bourgeoisie : des choses chères, en grand nombre, ronflantes, comme ce lit invraisemblable. On dira que Fassbinder ne fait pas dans la nuance... et on aura raison. Fassbinder est un cinéaste du coup de poing, de la frontalité, je le rapprocherais de ce point de vue d'un Lars Von Trier aujourd'hui.


L'entreprise. Là, Fassbinder fait très fort : il montre que Fox retourne de son plein gré à sa condition de prolétaire. Atavisme, quand tu nous tiens ! Finies les tenues rococos, Fox est en jean et en tee shirt et, bien qu'étant le capitaliste de cette entreprise, il se comporte en manoeuvre - alors qu'Eugen ne quitte jamais ses tenues strictes. Si Fassbinder, à l'image d'un Brecht, défend une vision marxiste du monde, il n'en oublie pas la responsabilité des victimes elles-mêmes, qui ne parviennent pas à renoncer à leur condition d'opprimés. Il pousse le bouchon plus loin encore : les 5 000 marks que recevait Fox, en salaire de son travail, étaient en réalité le remboursement de son prêt ! On ne saurait rembourser un prolétaire qu'en échange de son travail voyons ! Comment mieux dire, simplement, qu'on n'échappe décidément pas à sa condition.


Dans son scénario diaboliquement pensé, Fassbinder imagine alors de décentrer son couple, dans un voyage au Maroc. L'occasion de déplacer la question de la lutte des classes à la question de la "race" (ce qu'il approfondit dans Tout les autres s'appellent Ali). En passant, une belle image dans le souk de stries au sol. Au Maroc, où les codes de la bourgeoisie ne sont plus en vigueur, Fox est le riche, en concurrence, presque à égalité avec Eugen, d'où les tensions qui ne tardent pas à apparaître. Mais la question du racisme, qui éclate dans le couloir de l'hôtel, intéresse tout autant Fassbinder : car son propos est bien de montrer que l'ostracisme de classe règne partout. Y compris, donc, dans le milieu homosexuel pourtant lui-même ostracisé. Ce thème sera traité également, fort différemment, dans La vie d'Adèle de Kechiche, où Adèle ne parviendra qu'en apparence à s'intégrer dans le milieu intello de sa compagne.


Les parents d'Eugen semblent mieux accepter l'homosexualité de leur fils que ne le feraient des parents prolétaires. Et l'on sait en effet que l'homophobie est plus ravageuse encore dans le monde ouvrier (cf. les livres d'Edouard Louis). A condition que le petit copain soit du même milieu bien sûr ! Et si Fox est accueilli dans cette famille, ce n'est évidemment pas sans arrière pensée. Au passage, Fassbinder ne se prive pas de railler le conservatisme de la bourgeoisie en matière artistique, le génial Stravinsky étant ramené au rang de faiseur de "bruit".


On le sentait, tout cela devait mal finir. Fox est travaillé de l'intérieur par ce rejet qu'il ressent, et les symptômes ne tardent pas à apparaître (belle scène dans la voiture où son visage dans l'ombre striée de flashs, semble vieilli). Le valium qu'on lui prescrit lui permettra d'en finir. La scène finale approche.


Avant cela, ultime scène dans le bar, face à une chanteuse (pas compris l'intérêt de cette scène comme souvent d'ailleurs les scènes de ce genre chez Fassbinder). Fox y retrouve le grassouillet marchand de fleurs qu'il repousse, et deux G.I. à qui il fait des avances. Echange d'un humour très grinçant : alors que Fox avait démarré en se prostituant (c'est là, dans une très belle ellipse, qu'il rencontre Max), c'est le G.I. qui lui demande combien il paye ! Fox préfère être traité en pute qu'en client ! Surtout, il s'agit là de l'ultime dépouillement qu'on lui propose. Le dépouillement de trop.


Il faut conclure - de toute façon plus personne ne me lit depuis longtemps, si ? Viré de son appartement, rejeté de chez sa soeur, n'ayant obtenu que très peu de sa voiture de parvenu, Fox finit sur le carrelage du métro. Le film avait commencé par une scène forte, il se termine par une autre plus forte encore. Puisque la foire du début du film fait appel à l'émerveillement de l'enfance, Fassbinder conclut avec des enfants. Des gosses de riches, on le voit à leur accoutrement. Ils le soulagent de sa montre et de son argent, se planquent derrière un poteau car Max et Klaus, qui sont devenus copains, déboulent. Constatent qu'il est mort. Les enfants l'ont forcément entendu, ce qui ne les empêche pas de finir le travail dans la joie et la bonne humeur ! De petits rapaces qui, déjà, promettent. Haneke, autre cinéaste de la cruauté, n'aurait pas fait mieux. Pas réaliste sans doute. Enorme, oui. Mais jubilatoire, non ?


Qu'un cinéaste puisse produire jusqu'à 3 à 4 films par an d'un tel tonneau laisse pantois. On sait qu'il travaillait très vite, avec toujours les mêmes équipes ce qui, selon Jean Douchet, "permettait de gagner au moins 5 ou 6 jours de tournage". En tout cas ses films dégagent une impression de clarté et d'aisance assez saisissante. Et si l'on mesure ce qu'un film a à dire à la longueur de la critique qu'il suscite, celui-ci doit être d'une singulière richesse.

Jduvi
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le 29 nov. 2020

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Jduvi

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