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Assiste-t-on à un virage dans la filmographie de Quentin Dupieux ?


Ce cinéaste a une patte assez identifiable, un style dont les caractéristiques et les évolutions ont l’avantage de se prêter au commentaire.


Ainsi Dupieux a ses marottes : elles sont stylistiques, comme l’aspect de l’image, ce filtre poussiéreux, qui donne à l’image une lumière californienne adaptée à ses films tournés là-bas, mais qu’il conserve depuis qu’il tourne en France. Elles sont thématiques : le non-sens, l’absurde.


Mais avec Le Daim, un glissement s’opère peut-être dans son cinéma : le rapport au sens semble primer sur le rapport au vrai. Ce rapport au vrai était central dans Réalité ou dans Au poste !, ces deux précédents films qui interrogeaient leur régime d’image : étions-nous en train de regarder un film dans un film dans Réalité ? étions-nous dans l’imaginaire du type qui subit l’interrogatoire de police dans Au poste ! ? Ainsi, la figure de style au cœur de ces deux films est la mise en abyme. Quant au Daim, il ne questionne pas ce rapport au vrai, et ne contient pas de mise en abyme, chose rare dans la filmographie de Dupieux.


Le propos de ce Daim semble alors tarte à la crème, et pourtant vertigineux quand il est bien traité : le sens de la vie, la condition humaine. Plus précisément : l’absence de sens, l’absurde de cette condition humaine. Pour la première fois chez Dupieux, l’intégralité de la fiction se condense en une seule phrase, celle de son synopsis officiel : « Georges, 44 ans, et son blouson, 100% daim, ont un projet ». Pas d’ouverture où un petit orchestre est dirigé par un homme en slip dans une forêt ,comme dans Au poste !, ni de scènes qui ne sont pas directement reliés à cette phrase de synopsis : l’intégralité du Daim est une épure dramatique, rien ne dévie de ce propos, le film forme un tout organique. Ce projet mené par Georges, et par son blouson, est l’unique objet du film, c’est la quête de Georges pour remplir sa vie. Et en effet, la vie de Georges est bien vide : on ne sait pas grand-chose du personnage (ni boulot, ni origine…), si ce n’est que sa femme l’a quitté. Ce personnage n’est littéralement rien, il n’existe que par son obsession pour les vêtements en daim.


Evidemment, cette passion pour le daim, c’est très con, mais finalement pas plus qu’autre chose (se tuer à la tâche pour acheter une belle maison, une grosse bagnole…) : Georges ne cherche qu’à remplir un vide existentiel, comme nous tous. Il se trompe, évidemment, mais son choix n’a pas moins de sens qu’un autre.


Ainsi, le film semble désespéré : le projet insensé de Georges et de son blouson ne peut nécessairement pas aboutir, et n’aboutit pas. Le désespoir, la cruauté de l’absence de sens hante le film : on y meurt pour des histoires de blousons, on s’y suicide ; la mort n’est même pas prise au sérieux, son drame est désamorcé, par des jingles musicaux en contrepoint, ou par des effets spéciaux surprenants volontairement peu réalistes (comme la tête du réceptionniste assez joliment déchiquetée en son centre).


Le film offre cependant deux rédemptions à cette absence de sens. Il faut pour cela tenter l’hypothèse autobiographique : la dimension autobiographique du Daim semble d’ailleurs également inédite dans le cinéma de Dupieux. Déjà, Jean Dujardin, avec cette barbe fournie, évoque physiquement le cinéaste ; ensuite, voir Dujardin et Dupieux l’un à côté de l’autre pendant la promotion, vêtu du même manteau en daim était non seulement mignon, mais signalait aussi une proximité entre les deux hommes, comme si l’un était l’alter ego de l’autre. Dans le film, Georges obtient un caméscope par hasard et s’essaie à la vidéo : cela ressemble à ce dit Dupieux de sa découverte de la vidéo, et de sa manière de créer ses premiers films, avec des copains et des bouts de ficelles (il le raconte par exemple ici : https://www.youtube.com/watch?v=vUb9L1Kai3U ). C’est d’ailleurs le parcours de tout vidéaste ou cinéaste amateur que Georges raconte : ce parcours commence avec la découverte de la caméra, avec laquelle il tourne des bouts de trucs informes, avant de prendre conscience qu’il peut raconter une histoire, faire un film. C’est ainsi que l’existence de Georges / Dupieux prend sens dans la dernière partie du film, au-delà de son projet insensé de blouson : c’est en faisant un film que sa vie prend un sens véritable. Et il n’est pas anodin que ce soit une femme, Denise, qui permette à Georges de trouver ce sens à sa vie. Dupieux, de son côté, rappelle régulièrement l’importance de sa femme et directrice artistique de ses films, Joan Le Boru, dans son processus de création…


Quel est le sens de la vie pour Dupieux, alors ? Elle n’en a pas. Mais la création et les femmes offrent de belles compensations.

TomCluzeau
8
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le 24 juin 2019

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Tom Cluzeau

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