Un film donne un point de vue (et un point d’écoute), au sens propre, en montrant ; mais aussi un point de vue, éthique et moral, sur ce qu’il montre.
Il ne s’agit pas d’avoir un avis tranché, de livrer une thèse : il s’agit de choisir la meilleure manière possible de montrer ce à quoi le film a choisi de s’intéresser pour permettre l’émergence d’une réflexion, la production de sensations, etc…


Et justement, The Florida Project a quelque chose à montrer : la misère sociale, celle qui s’entasse, ironie du sort, en périphérie de Disney World.
Ce film m’a alors posé deux problèmes par la manière dont il raconte cette histoire :


• A travers quel regard cette histoire est racontée ?


Le film peine à choisir son personnage principal ; un choix qui n’est pas anodin, puisque le personnage principal est la personne à travers laquelle le spectateur va découvrir le monde pendant la durée du film.
Certes la volonté de multiplier les points de vue sur un même événement n’est pas toujours mauvaise, elle permet de donner une vision nuancée d’une réalité, etc. mais ici, le regard porté sur l’histoire est trop flottant et affaiblit le potentiel émotionnel du film.


Pourtant, le choix initial du regard de la petite fille est malin : il permet au spectateur de regarder indirectement la misère sociale.
La violence sociale, depuis le regard de la petite n’est que suggérée. La scène où elle présente à sa nouvelle amie les résidents de son étage, ainsi que leurs tares sociales, l’illustre très bien : la gaieté de la petite, malgré tout très consciente de la misère qui l’entoure, ou le rose de la résidence, adoucissent la cruauté de la réalité.
La violence de l’exclusion est d’ailleurs aussi cachée par la violence de cette gamine et de ses amis. Sauf que bien sûr, on comprend vite et cette fillette émeut plus qu’elle n’agace : elle veut juste jouer, comme elle dit, elle n’aspire qu’à la légèreté à laquelle est censée avoir droit.


Le regard du gérant est aussi un bon moyen d’appréhender cette misère. Il n’appartient pas tout à fait au monde « d’en haut », n’est pas tout à fait du côté des méchants, reste humain et n’est pas caricatural… et puis, Willem Defoe est très bon, comme toujours.


Alors, je me demande pourquoi ce film, doté de deux beaux personnages finit par choisir le regard d’un autre, la mère.
Personnage convenu et agaçant, « mauvaise mère qui aime son enfant, tout de même »
qu’on a déjà vu 1000 fois. Et surtout, très mal filmé, car justement :


• La manière de regarder ses personnages, ça compte !


Le thème du film est particulièrement délicat : dur de ne pas sombrer dans le misérabilisme, dans le voyeurisme ou dans l’humiliation.
L’équilibre est presque impossible à trouver et il est plus ou moins atteint lorsque le film regarde à travers les yeux de la petite ou du gérant ; mais il ne résiste pas au misérabilisme, au voyeurisme ET à l’humiliation quand il s’intéresse à la mère.
Curieusement, j’ai eu l’impression que le film prend plaisir au naufrage de cette femme…
Alors que la caméra s’intéresse à la gamine avec tendresse, le film n’a aucune empathie pour elle (et moi non plus, du coup).
La division des esthétiques s’opère un peu trop systématiquement : à la petite le mouvement et la lumière, et l’enchantement ; à la mère la fixité et la pénombre de son appartement, et le malsain.
La caméra est aussi proche de la mère que la fille, et utilise des focales plutôt longues pour filmer les deux ; mais les deux régimes d’images ont des sens très différents : l’affection pour la fille, le malsain pour la mère.


Dommage que le film, qui commence par appréhender intelligemment et obliquement la question de la misère sociale, choisisse finalement de mettre en scène la déchéance et l’humiliation de son personnage. Le film est alors moralisateur, et sa morale est simpliste : les enfants sont formidables, et les parents ne sont pas toujours à la hauteur.

TomCluzeau
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le 26 déc. 2017

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Tom Cluzeau

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