Grandiose.
J'ai été totalement pris, captivé, presque capturé par le film. Et pourtant (un comble avec Greenaway qui passe souvent pour très hermétique) le récit est on ne peut plus simple ; tout est quasiment dit dans le titre : une intrigue on ne peut plus classique, le triangle amoureux, celui du vaudeville ou du drame, et un observateur (plus ou moins acteur aussi), dans un cadre quasi unique, le décor somptueux du restaurant.

Mais le traitement est exceptionnel, la multiplication des entrées possibles tellement complexe et intrigante que le spectateur en ressort à la fois bousculé, charmé (au sens premier), tétanisé, à la fois écoeuré et séduit, perplexe et plus que désireux d'y revenir. Pour parcourir ce film assez extraordinaire, quelques portes d'entrée, entrouvertes de façon plus ou moins aléatoire (ou pas) :

LE THEATRE ET LE CINEMA

Comme toujours chez Greenaway, la théâtralité est revendiquée, ici immédiatement posée (comme plus tard pour le Baby of Macon) avec l'ouverture du rideau sur une rue sale - avant que la caméra ne parcourt l'ensemble du restaurant, avec au milieu un passage à tabac encore plus glauque que la rue, qui pose aussi le contexte et l'ambiance du récit - violence, scatologie, abus sans limites d'un pouvoir quasi mafieux. Le premier paradoxe est que l'on enchaîne immédiatement sur un plan séquence vertigineux, un immense travelling latéral, de la rue aux cuisines du restaurant et des cuisines à la salle - et que le rideau à peine ouvert on débouche donc sur le mouvement, sur la figure la plus caractéristique du cinéma. Mais ce mouvement-là évoque aussi celui des plateaux tournants, qui nous renvoie à nouveau au théâtre. Et les immenses travellings se multiplieront ainsi tout au long du film, et réussiront le plus souvent à perdre le spectateur (et parfois même les personnages), dans un décor pourtant unique, parfois dans les coins et recoins, parfois dans la profondeur du champ - du grand art.

Et le texte même, très riche, articulé avec gourmandise (le mot juste !) par tous les comédiens, et surtout par Michael Gambon, dans le rôle du monstre, le texte est effectivement très travaillé, très complexe (à la différence du récit) et relève assurément du meilleur théâtre.

IMAGES

On a déjà évoqué les mouvements de caméra - qui sont sans doute l'essence du film. Les couleurs sont aussi essentielles. Dans le lieu unique, chaque pièce, chaque entité a sa couleur : le restaurant est d'un rouge strident, envahissant, les cuisines (que Spica le chef de gang / Michael Gambon traverse toujours pour entrer) d'un vert profond, encore plus marqué lorsque l'oeil s'attarde sur les montagnes de victuailles), les toilettes, espace essentiel où se "noue" la rencontre essentielle, sexuelle et amoureuse qui va tout provoquer, d'un blanc immaculé et la rue, l'extérieur, d'un bleu poisseux et sale.

Greenaway est un peintre.

PEINTURE

Cinéma, théâtre, mais aussi peinture, comme toujours chez Greenaway, avec les références les plus explicites (dans ZOO, pour moi définitivement incompréhensible, c'était Vermeer), Le Cuisinier ... est placé sous le signe de Frans Hals, grand portraitiste annonçant l'expressionnisme dès le XVIème siècle, spécialiste également des portraits de groupe et dont l'immense toile représentant le Banquet du corps des archers de saint-Georges recouvre tout un mur de la salle du restaurant. A un moment prolongé de l'histoire, Spica/Gambon et sa bande sont d'ailleurs vêtus à la façon des échevins et des membres des corporations des siècles passés (les costumes, géniaux à l'image des décors, sont d'ailleurs signés Jean-Paul Gaultier),

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8e/Frans_Hals_-_Banket_van_de_officieren_van_de_Sint-Joris-Doelen.jpg

Cela dit, les références picturales sont multiples - on peut également songer à Aetsens ou Bueckelaer et à leurs natures mortes composées de montagnes d'aliments - et même, à un tout autre niveau aux grands triptyques de Jérome Bosch, où les représentations juxtaposées du paradis, de l'enfer (le rouge du restaurant, mais aussi les brasiers indistincts des cuisines, les têtes coupées) rejoignent de façon évidente le triple lieu du restaurant et le plateau tournant.

OPERA ET MUSIQUE

(D'où le titre de la critique). La B.O. de Michael Nyman est à l'image du film - magistrale et toujours en situation. L'opéra y trouve également sa place, avec le chant, un peu déconcertant au début, revenant régulièrement comme pour marquer les temps d'espoir (immédiatement démentis) dans la pourriture envahissante, d'un jeune enfant (le monde à venir ?), un petit commis de cuisine, illusoire messager d'espoir.

L'enfant finira le film très abîmé et muet.

MONTAGE

Les étapes, les stations du récit sont marquées de façon très explicite par la présentation récurrente d'un nouveau menu (toujours en français) , annonçant un nouveau repas et un nouveau mouvement de l'histoire. Toujours sur le mode crescendo - un pas de plus dans l'angoisse, dans la menace, dans la violence, dans l'outrance et dans l'horreur. Le Cuisinier est aussi un film d'horreur

Et si le rythme peut donner, vers la fin, l'impression de tomber, avec des dialogues statiques et prolongés, ce n'est que pour préparer une extraordinaire explosion finale (mais stop ) ...

GRANDE CUISINE

Le thème apparent, métaphorique évidemment mais aussi très physique. Le voleur (Gambon) est aussi le propriétaire du restaurant, le producteur et le consommateur permanent. Et des quantités énormes de nourriture sont entreposées dans les cuisines (et même à l'extérieur où elles finissent par pourrir) pour constituer des plats raffinés, plus que raffinés, jusqu'à l'immonde. Le cuisinier, le chef (R. Bohringer) est évidemment français, dans la tradition la plus ancienne de la grande cuisine française - il s'exprime, géniale trouvaille, dans un anglais "magnifié" par le plus épouvantable des accents français - et des fragments de dialogue en français (très nombreux, presque toujours liés au thème culinaire) ponctuent constamment le film.

LA GRANDE BOUFFE

Orgies de bouffe jusqu'au dégoût ultime (mais pas de spoil), sexe (souvent très cru), urine, merde. La référence au film de Ferreri peut sembler évidente mais elle n'est que de surface : la nourriture comme image d'une civilisation qui s'écroule, les restes qui pourrissent, les chiens errants à l'extérieur qui guettent, la vulgarité la plus extrême liée à la réflexion la plus subtile. Mais le récit et le traitement du récit n'ont rien à voir.

Si, la provocation.

NOURRITURES TERRESTRES ET SPIRITUELLES

Les orgies de bouffe ont lieu dans le restaurant. Mais un personnage, l'amant (Alan Howard) apporte régulièrement des livres dans le restaurant (que Spica/Gambon balance et piétine d'ailleurs régulièrement). Les nourriture spirituelles apportent un contrepoint, évidemment essentiel, dans le récit - et l'on finit même par arriver, avec la fuite des amants, dans le seul lieu alternatif - qui est la bibliothèque : nouveau lieu labyrinthique, kafkaien, avec des montagnes de livres, et les amants qui feront l'amour au milieu du papier comme ils l'avaient fait entre les miches de pain, les étalages de légumes ou les énormes quartiers de viande.

Au reste on peut sans doute mourir en bouffant, et même par étouffement en bouffant du papier - mais on peut aussi mourir, inversement, après avoir bouffé ... (mais pas de spoil).

LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

On pourra certes s'interroger sur le rôle du cuisinier français, observateur, mais pas tout à fait neutre, dans des affrontement aussi violents que totalement britanniques (et sans doute universels) - d'autant que sont évoqués à travers les livres, là encore de la façon la plus directe, la généalogie des rois de France et la révolution française ...

LE SCENARIO

J'ai pu lire, ici ou là, que le Cuisinier ... était une représentation métaphorique de la société britannique au temps de Margaret Thatcher. C'est évidement anecdotique, très possible en fait, et même assez vraisemblable. Et cela n'a pas grande importance si l'on considère l'extrême richesse du film. Cela dit j'aime assez l'idée que Helen Mirren, immense actrice, 17 ans avant que son talent ne soit définitivement officialisé dans le rôle de The Queen, ait déjà pu interpréter ce rôle, en encore bien plus riche, sous la forme d'une allégorie - l'incarnation de la Grande-Bretagne en personne, maltraitée, inquiète et parvenant pourtant (?) à s'émanciper malgré le danger ...

ACTEURS

C'est peut-être la meilleure façon de conclure. On pourrait craindre que le cinéma de Greenaway, soucieux, parfois à l'excès, de grands concepts et d'esthétisme, ne se soucie que très peu des comédiens. C'est absolument l'inverse. Michael Gambon est énorme en monstre, que rien, à aucun moment, ne parvient à rendre humain et Alan Howard, bien moins connu, parvient à lui offrir la réplique idéale, dans la discrétion, le raffinement, dans une opposition plus subie qu'agie et évidement tragique. Richard Bohringer, hiératique et charismatique se positionne parfaitement, en particulier grâce à son accent atroce et génialement surjoué.

On croise également un Tim Roth, très jeune et à son avantage, parmi les hommes de main assez répugnants de Spica.

Mais c'est Helen Mirren, toujours dans la nuance, dans la prise de risque constante qui est la marque de toute sa carrière, qui demeure, inoubliable.

Chef d'oeuvre.
pphf

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