Une ode à la volonté de vivre, à la beauté, à l'amour !

Ernest et Bachir sont deux prolétaires, au destin tout tracé, travailleurs exploités d'une société qui infantilise les classes laborieuses, ces deux gus trouvent consolation de leur exploitation dans un esprit de résistance passive au conformisme inné et à la morosité des sociétés post-industrielles. Car derrière le clown se cache toujours un esprit, un orgueil blessé, outragé, qui, par le cynisme et la dérision, trouve sa revanche sociale en ridiculisant la société des oppresseurs.


Qui sont les oppresseurs d'ailleurs ? Est-ce le comité d'entreprise pris en otage dans la tour ? Est-ce le groupe de bandits cherchant à dérober le pécule précieusement conservé dans les coffres forts tels des brigands ou des chevaliers d'autrefois tentant d'arracher à un dragon de légende un butin dissimulé dans une caverne ? Ou est-ce la tour elle-même ? symbole phallique, froid et stérile d'un capitalisme à la logique désincarnée et implacable contre laquelle l'on ne peut rien si ce n'est s'échapper dans la rêverie de la pensée, dernière citadelle de l'individu broyé dans un monde qui a échappé à ses créateurs...


Pour moi, mais cela reste libre à l'interprétation de tout un chacun, l'oppresseur est la tour Montparnasse elle-même, cette tour infernale qui se dresse fièrement dans un ciel gris d'acier et rouge de feux, ombre inquiétante et inquisitoriale d'une institution orgueilleuse et grandiloquente, jalouse de son triomphe impitoyable de modernité sur l'humanité qui l'a enfanté.


Il y a aussi le thème de l'enfance, Ernest et Bachir sont deux nigauds, bienheureux dans leur bulle d'idioties, ils ne semblent pas se rendre compte de la dureté de leur travail, de la dureté de la logique qui les écrase, tels des Sisyphe des temps modernes, heureux ils sont de s'atteler à leur tâche absurde, perpétuant ainsi l'élan vital de la société qui se régénère générations après générations, jours après jours, les vitres de l'immeuble se salissant à mesure que les deux facétieux compagnons les nettoient ! Ernest et Bachir, donc, se fond des adulescents, refusant de rentrer dans ce conformisme froid et maussade inhérent aux sociétés de masse post industrielles, contrairement aux autres employés, ainsi donc ils se préservent et préservent leur amitié des vexations inhérentes à leur rang de "laissé pour compte" et à l'atomisation des individus dans un monde qui ne compose pas avec les idiots mais qui est composé d'idiots.


L'amour aussi, l'amour des "beaux corps et de la culture physique" de Bachir, véritable kamikaze de la beauté, mariant réflexion cérébrale et action physique. L'amour de la beauté et de la grâce d'Ernest qui s'exclame d'admiration devant l'œuvre d'art, ou plutôt l'outil qui permet d'engendrer l'œuvre d'art, la main humaine "de toute beauté", exprimant de la sorte son désir refoulé d'émancipation créatrice. Aussi, l'amour impossible d'Ernest pour Marie Joëlle, deux transclasses que les préjugés de classe opposent. Ce dialogue muet "tu es mignon mais tu es un tout petit Breton" marque la domination, la violence symbolique, de la femme émancipée qui doit lutter sans cesse pour ne pas se faire écraser par ce monde d'hommes sur l'homme travailleur précarisé qui ne pourra jamais accéder à l'objet de son désir et qui ne le souhaite pas, préférant ainsi le platonisme d'un amour resté pur, chevaleresque, car non consommé, avec sa Dulcinée, tel Don Quichotte...


Enfin, l'amitié, la camaraderie, l'amour fraternel, entre Ernest et Bachir, véritable ciment du duo et phare dans la nuit qui guide les pas de nos deux héros dans ce monde aseptisé et cruel de la tour, là encore la symbolique prend tout son sens: deux intellectuels assis vont moins loin que deux brutes qui marche. Véritable ode à la fraternité. L'action se combine avec la réflexion pour ne former qu'un et s'accomplir dans un héroïsme homérique.


Il y a cette rencontre, ce dialogue émouvant entre la culture françaises des banlieue et la culture chinoise des art martiaux, ce passage d'une ineffable humanité me fait toujours verser une larme de pur plaisir esthétique. Moment d'une beauté pure, d'une poésie, qui m'a laissé sans voix.


Cette rencontre aussi entre modernité -la tour, ses systèmes de surveillance paranoïaques, électroniques et ultra- perfectionnés, d'une sophistication inouïe- et la tradition -les armures médiévales de chevalier, véritables héros de roman de chevalerie moderne, tragiques et gorgés d'honneur, dans lesquelles Ernest et Bashir se glissent pour se défendre de ce monde de truands impitoyables-.


Catharsis finale du film, la course poursuite absurde d'Ernest et Bashir, gratuite et ultime vers un horizon de liberté et de joie de vivre entrevue seulement de nos deux héros, véritables anticonformistes, dans un Paris désaffecté, technocratique, de béton et de morosité.

Ode à la fraternité, mais aussi ode au désir de vivre, à la joie de vivre, à l'innocence retrouvée en dépit de cet univers capitaliste à la limite de la froideur carcérale dans la logique systématique de son institutionnalisation totalisante laissant que peu de marge de manœuvre aux individus mis sans cesse face à leurs propres contradictions pour mater systématiquement toutes revendications, toutes actions politiques, toutes rebellions.


Ce film est un chef-d'œuvre d'une poésie inestimée, le duo Judor-Bedia n'étant apriori pas un duo d'intellectuels de renom, cependant j'enlève un point à cause de sa fâcheuse tendance à faire étalage d'un cérébralisme difficile d'accès dans sa symbolique, il vous faudra plusieurs visionnages pour rentrer dans la mystique du film, de ce chef-d'œuvre total, pour accéder à sa sublime réflexion.

AXEL-F
9
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le 1 janv. 2023

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Axel

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