De la monarchie de juillet et de la seconde république

Il est drôle de se dire qu'Alexis de Tocqueville, parenté à Chateaubriand, était considéré en son temps comme un homme politique plutôt à gauche/ centre gauche, la "pire" des gauches, la gauche libérale... (il l'était et se considérait comme tel).


En effet, si Tocqueville est originaire à la fois de la noblesse d'épée du côté de son père et de la noblesse de robe du côté de sa mère, il est, néanmoins, bel et bien un homme lié au libéralisme français (à l'époque, une idéologie plutôt à gauche, en réalité), un orléaniste, un homme modéré, un "centriste".


Car Tocqueville c'est tout cela à la fois :


Un intellectuel critique d'une démocratie bourgeoise et de sa république qu'il ne cessera pas, pourtant, de défendre de part son action politique auprès des conservateurs du parti de l'Ordre. Un précurseur des sciences humaines contemporaines qui sera boudé en France à cause de son orientation orléaniste qui vilipende le socialisme, un provincial à Paris, un homme de lettre et de droit pris dans la tourmente de l'action révolutionnaire. Mais aussi un grand écrivain, maître de la formule sans pour autant alourdir inutilement son style.


Les Souvenirs sont les chroniques, ou plutôt le journal publié après sa mort, malheureusement inachevé, en trois parties, retraçant les événements tumultueux qui ont suivi la chute du très bourgeois roi des Français, Louis-Phillipe Ier, et précédé la présidence d'un autre prince, Louis-Napoléon Bonaparte et le second empire. Dans ses Souvenirs, Tocqueville nous expose son point de vue sur les événements historiques et politiques de 1848 à la chute du cabinet d'Odilon Barrot en 1849.


Et des choses il y en a à dire ! Tocqueville a été en effet dans les arcanes du pouvoir de la monarchie orléaniste, témoins de la révolution qui l'a abattue (celle de 1848, la troisième révolution française immortalisée par le Lamartine refusant le drapeau rouge devant l'hôtel de ville de
Philippoteaux), puis des scènes de guerre civile et de répression des journées de Juin à Paris, un des rédacteurs de la constitution du 4 novembre 1848 proclamée par son, non moins illustre, collègue Lamartine, avant de devenir ministre des affaires étrangères, au sein du gouvernement Barrot, sous la présidence de Louis Napoléon Bonaparte !


Sous la forme de mémoires, c'est un outil d'analyse historique (dans les deux premières parties) et politique (dans le dernier chapitre de la seconde partie et dans la troisième partie) que nous offre Tocqueville, un outil toujours d'actualité aujourd'hui et qui mérite notre intention si l'on veut prétendre comprendre l'histoire politique de notre pays et s'orienter dans la société contemporaine.


Dans les Souvenirs, Tocqueville analyse les causes de la défaite de Louis Phillipe Ier, un roi propulsé par la seconde révolution française (celle de 1830, immortalisée par La Liberté guidant le peuple de Delacroix) et porté à bout de bras par la classe moyenne (la bourgeoisie).
Un souverain qui n'est aucunement un mauvais bougre -cela dit en passant- ou un imbécile inculte et frivole, mais un roi trop modéré qui aurait bien plus été à sa place à la tête d'une société aristocratique pour modérer la fougue de la noblesse, qu'à la tête d'une société dominée par une classe moyenne essentiellement intéressée par des intérêts économiques à courts termes et politiques tièdes et éloignés des aspirations populaires. En bref, ce qui a jeté le roi en dehors de son trône c'est l'incompréhension mortelle entre une société catatonique en haut et bouillonnante en bas...


Tocqueville observe aussi la montée en puissance des idéologies socialistes et de ses démagogues, à l'image de Blanqui, couplés au poids de plus en plus important d'une classe ouvrière misérable de plus en plus vaste au sein de la société et qui compte bien se faire entendre.


Il narre de manière passionnante les évènements tragiques de guerre civile sauvage et de répression brutale des journées de Juin provoquée par la fermeture des ateliers nationaux, entre les ouvriers rebelles, et lourdement armés, excités et menés par les socialistes, et l'armée attachée à la république mais dont des corps entiers proviennent des mêmes milieux sociaux que les rebelles.


Il décrit aussi très bien l'inquiétude et la fébrilité qui accompagne les épisodes révolutionnaires chez ses proches comme chez les bourgeois, et s'étonne lui même de glisser aussi facilement dans l'approbation de la répression terrible contre les ouvriers, répondant ainsi à la fanatisation générale et à la polarisation de la société en deux catégories adverses et irréconciliables. (Marx n'a rien inventé...) L'on a du mal à se l'imaginer, mais le souvenir des terreurs qui ont saigné la France ne remontent, alors, qu'à la génération des parents de Tocqueville qui sont passés eux même par la guillotine...


Il parle aussi des effets particuliers de l'ultra centralisation parisienne sur la société française et du phénomène de marginalisation des provinces qui en découle.


De la vie parlementaire il dressera un portrait fascinant, riche en détails, de ses collègues, ennemis politiques ou amis, qu'ils soient révolutionnaires, montagnards, libéraux, conservateurs, et de quelques gradés de l'armée, ainsi que de quelques observations sur le rôle déclinant de l'église et de la noblesse au sein de la vie politique et sociale française.


Il dressera aussi le portrait psychologique d'un Louis-Napoléon Bonaparte -celui d'un homme estimable par ses qualités, dont l'intelligence, mais redoutable par son ambition et ses fréquentations comprenant de nombreux aventuriers- essentiel pour comprendre les craintes de Tocqueville -qui se réaliseront- à l'égard du futur Napoléon III et de l'instauration du second empire par le coup d'état du 2 décembre 1851, balayant ainsi la tentative républicaine...


Lors de la rédaction de la constitution de la deuxième république, Tocqueville exposera ses idées politiques, qui, même si elles ne feraient pas consensus aujourd'hui, sont tout de même intéressantes.


Pour commencer, Tocqueville est conscient du danger que représente le déséquilibre entre les pouvoirs et en particulier, celui de la prédominance du pouvoir exécutif sur le législatif... Pour y répondre, plutôt que d'opposer une seule chambre parlementaire à l'exécutif, une configuration qui risquerait de provoquer une lutte à mort entre les deux pouvoirs, Tocqueville défendra le bicamérisme (en usage aujourd'hui en France et dans l'immense majorité des gouvernements modernes) en opposant deux chambres rivales à l'exécutif, et donc une forme d'arbitrage car, selon Tocqueville, avec cette configuration, il y a toujours une troisième entité pour modérer les deux autres en s'y opposant...


Tocqueville est méfiant à l'égard du suffrage universel masculin concernant un exécutif trop puissant, à la fois héritier spirituel de la monarchie absolue, bénéficiaire de la centralisation et élu en fonction des passions populaires, surtout si le président doit être élu à la majorité relative, l'ombre de Louis-Napoléon Bonaparte planant sur la politique française sans compter sur la menace des démagogues socialistes et montagnards. Il proposera soit de restreindre l'étendu du pouvoir exécutif, soit de faire passer l'élection du président par un collège de délégués élus par le peuple, un peu sur le model du collège électoral américain.


D'ailleurs j'ai retenu une réflexion intéressante et particulièrement d'actualité de Tocqueville au sujet de l'électoralisme qui caractérise nos sociétés: "La majorité relative devant suffire pour rendre l'élection valable, il pouvait se faire que le président ne représentât que les volontés d'une minorité de la nation", or, l'on constate aujourd'hui que même avec la majorité absolue requise au suffrage universel, le président ne représente pas forcément la volonté de la majorité de la nation...


Tocqueville défendra aussi la non réégibilité du président de la république, bien qu'il trahira ce principe en soutenant la révision de la constitution en 1851, et la décentralisation du pouvoir face aux républicains.


Bien sûr Tocqueville défendra l'inamovibilité des juges, et donc l'indépendance de la justice, pourtant combattue par les républicains, alors que ce principe d'inamovibilité est, pour reprendre ses propres mots, "bien plus favorable à l'indépendance des citoyens qu'à la puissance de ceux qui gouvernent".


En tant que ministre des affaires étrangères, Tocqueville sera témoin aux premières loges de la situation géopolitique de l'Europe au XIXe siècle. Entre une Allemagne qui ne parvient pas à s'unifier, une Russie en pleine ascension, un empire Autrichien qui fait des siennes, une diplomatie anglaise qui ne fait pas mentir la réputation qu'elle a acquise, une Suisse qui donne son droit d'asile à tous les aventuriers d'Europe, et un empire ottoman déclinant..., un vrais roman d'aventures si les enjeux n'étaient pas aussi tragiques ! Tocqueville devra traverser des crises méconnues aujourd'hui, qui menaceront sérieusement la sécurité sur le continent, comme celle de l'affaire de Rome ou celle de la révolution hongroise de 1848...


Pour conclure, c'est un livre fascinant, un témoignage précieux d'une époque capitale, pourtant presque effacée dans la mémoire collective par d'autres évènements historiques d'importances égales, et une analyse toujours d'une grande finesse de la part d'un esprit aristocrate dans le contexte d'une république avortée.


Voila, c'est la première fois que je fais une critique d'un essai, de plus, c'est un essai politique et historique; politiquement j'espère avoir été à peu près neutre, même si je reconnais partager certaines idées de Tocqueville, et, historiquement, je ne suis pas historien du tout. Le mieux que vous avez à faire, de toute façon, c'est de lire les Souvenirs.


A titre personnel, j'ai l'édition Folio Histoire des Souvenirs, et, malheureusement, elle ne dispose pas de cartes du Paris et de l'Europe de l'époque, ce qui aurait été quand même très pratique pour mieux visualiser les évènements.

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le 21 oct. 2021

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Axel

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