Lorsqu'on connaît Kihachi Okamoto uniquement par le biais de ses chambaras, on l'imagine difficilement aux commandes d'une comédie noire, aussi surréaliste qu’irrévérencieuse, comme Nikudan. Après nous avoir montré son sens de l'ironie (Kiru) et son désir de s'affranchir des codes du cinéma traditionnel (Le Sabre du mal), il va cette fois-ci au bout de sa logique en tournant au ridicule le fanatisme guerrier tout en repoussant les curseurs de l'audace narrative. Totalement ancré dans le renouveau du cinéma nippon des 60's, il aborde avec la même insolence les méfaits de la guerre que l'éveil au sentiment et à la sexualité. C'est fou comme ce film, malgré ses défauts, dégage l'impression d'une liberté totale, aussi bien dans le propos que dans la mise en scène. Sans atteindre la radicalité de certains de ses confrères, Okamoto se joue des codes, des tabous et du politiquement correct pour nous concocter un film atypique qui oscille continuellement entre drame profond et légèreté salvatrice, entre humour caustique et douce mélancolie.


Après avoir abordé la fin de la guerre avec Le jour le plus long du Japon, un film de commande des studios de la Toho que l'on imagine forcément solennel, Okamoto donne cette fois-ci une vision toute personnelle de la fin du conflit, en s'inspirant de sa propre expérience de soldat. Avec peu de moyens mais une grande liberté de manœuvre, il radiographie avec justesse la politique guerrière du Japon dans les toutes dernières heures du conflit. Alors que la débandade est totale, que les dernières illusions ont été consumé à Hiroshima et Nagasaki, le pouvoir nippon tente de sauver d'hypothétiques miettes d'orgueil ou de fierté. C'est totalement grotesque, bien sûr, et c'est là-dessus que va jouer Okamoto pour dénoncer ce fanatisme guerrier qui finit toujours par transformer le pauvre quidam en chair à canon.


En faisant preuve d'un vrai sens de la caricature, Okamoto nous présente le personnage principal comme la plus parfaite des victimes du conditionnement militaire : c'est un "soldat" dépossédé de toute humanité – il n'a même pas de nom – c'est une "chose" à la merci de ses supérieurs, c'est une "arme" que l'on n'hésite pas à sacrifier. Ce n'est plus un homme, c'est une "torpille humaine". Mais, comble de l'ironie, il deviendra l'égal d'un "dieu" s'il réussit sa mission de kamikaze ! À travers ce personnage, s'élabore la vision satirique d'un pouvoir devenu totalement fou qui envoie inutilement ses jeunes au casse-pipe. Le ridicule de la situation est résumé par l'image de ce soldat gringalet qui part à l'assaut de l'ennemi avec une embarcation totalement dérisoire. Un sacrifice d'autant plus ridicule qu'il est inutile puisque la fin de la guerre est pratiquement déjà actée. D'ailleurs le final, d'une grande amertume, montre bien à quel point cette logique guerrière est absurde puisque notre kamikaze ne récoltera ni honneur ni respect, dérivant anonymement dans l'indifférence de l'Histoire. Son propre pays a déjà tout oublié de lui, jusqu'à son nom, jusqu'à sa propre existence.


Mais outre sa charge antimilitariste, le film tire son charme d'un subtil mélange d'humour noir et de tendresse qui lui permet de revisiter, avec un certain talent, l'éternelle "comédie de la vie". Basée sur le même principe que Week-end à Zuydcoote – Okamoto s'est-il inspiré du film de Verneuil pour élaborer le sien, je ne sais pas mais les similitudes existent- l'intrigue de Nikudan nous propose de suivre les péripéties d'un jeune soldat qui, au détour de ses nombreuses rencontres, va finir par s'ouvrir à la vie. Décalées, drôles, absurdes, celles-ci vont surtout briller par leur dimension humaine. Que ce soit ces enfants avec leur grenade, cette écolière rencontrée dans une maison de passe ou même un Chishu Ryu, privé de bras, qui demande de l'aide pour pisser, tous vont influencer notre kamikaze par leur humanisme débordant. On peut même dire extravagant, puisque Okamoto ne se prive d'aucune allusion sexuelle et agrémente son film d'une douce ambiance érotique. C'est d'ailleurs cette allure désinvolte, ce ton tragi-comique, cette mise à distance par le biais de l'absurde, qui va lui permettre d'évoquer un pays gagné par le désespoir, le manque de ravitaillement ou la prostitution. Certes ce n'est pas toujours d'une grande finesse, mais c'est suffisamment pertinent et touchant pour emporter notre adhésion.

Procol-Harum
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le 8 oct. 2021

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