La lutte des classes au pays de Reagan

Tom et Mae Gabley (Mel Gibson et Sissy Spacek) élèvent deux enfants et du bétail dans leur modeste ferme.


Le film s'ouvre sur une belle séquence où le fils, dans une lumière bleue et brumeuse, pêche au bord de la rivière. Surpris par une averse torrentielle, il accourt à la ferme. Le bruit de la pluie ruisselante couvre progressivement la musique de John Williams et l'atmosphère devient inquiétante. L'eau emporte tout et charrie, l'image est impressionnante, le cadavre d'une vache emprisonnée dans les débris d'un arbre. La famille Gabley tente désespérément d'endiguer l'inondation et de se sauver ce qui peut l'être encore. Mais la récolte de maïs est perdue.
Le raccord sur le sénateur qui se fait ouvrir la portière et le plan serré sur ses chaussures bien propres (par opposition aux agriculteurs couverts de boue) explicitent le propos du film : la famille Gabley, après avoir affronté les puissances de la nature, va se confronter aux puissances non moins dévastatrices de l'argent et de l'avidité. Le propos sera appuyé.
Le gros propriétaire Joe Wade (celui que Tom surnomme « le fermier volant ») expose au sénateur, lors d'une balade en hélicoptère qui permet de constater l'ampleur des dégâts, son projet de faire construire un barrage qui inonderait la vallée. Il faudrait, à cette fin, pouvoir racheter les terres des récalcitrants pour les faire déguerpir. Le barrage permettrait à Wade d'irriguer ses quelque 5000 hectares de terres mais permettrait aussi, dit celui qu'on devine grand philanthrope, de créer de nombreux emplois et de produire de l'énergie hydro-électrique pour tout le comté. Le sénateur est séduit. Et le banquier complice. Il refuse de prêter à Tom, qui doit déjà beaucoup d'argent. Les terres ne valent plus grand chose et il conseille finalement au fermier d'aller voir Wade pour négocier un prix de vente.
Le film montre bien les humiliations que doivent endurer les fermiers pour survivre. En témoigne la scène de la vente aux enchères (la meilleure du film), où Tom est contraint de brader à 1100 dollars une planteuse qui en vaut 6000. Même le responsable des enchères vient lui faire ses excuses. Pis, la famille Daumer est contrainte de vendre une ferme qui déjà ne lui appartient plus, saisie par la banque. Les protestations des autres fermiers n'y peuvent rien changer. Le panoramique sur les visages accablés des membres de la famille, regards vers le sol, est saisissant.
Le personnage de Tom est doté de solides qualités viriles: un type qui ne ferme pas sa gueule, un type nature et parfois brutal aux répliques bien senties (à un type qui refuse de lui fournir la durit dont il a besoin sous prétexte qu'il ne travaille jamais le dimanche, Tom proposera « un enterrement chrétien » s'il ne change pas d'avis). Mais quel était l'intérêt de nous montrer Mae se coinçant le bras dans un engin agricole en l'absence de son mari ? Est-ce à dire que l'homme est indispensable pour faire tourner la machine ? La scène est d'autant plus gênante que la femme s'en sort en ayant recours, symbolique douteuse, à la puissance physique d'un taureau.
Les plans sur le décor qu'il ratait dans *La Maison du lac*, Mark Rydell les réussit dans *La Rivière*. On a déjà signalé ici la séquence d'ouverture et les impressionnantes scènes d'inondation. Il y a également un beau plan large, de quelques secondes, montrant la ferme à l'arrière-plan d'un terrain devenu marécageux, sur lequel pourrissent un pneu et un enclos de barbelés brisés, sous un ciel rougeoyant.
Le film touche du doigt la question de la mise en concurrence des prolétaires par le capital. Tom, lorsqu'il est contraint d'aller travailler dans une fonderie pour ramener un peu d'argent (4 dollars 50 de l'heure, 50 heures par semaine), est embauché comme « jaune » pour remplacer des grévistes au pied levé. On verra par petites touches les conditions de travail déplorables des ouvriers et surtout les affrontements entre les travailleurs (une bagarre sanglante, un crachat vraiment dispensable au visage de Tom...) Les grévistes, point fort contestable, ne sont malheureusement présentés que comme une foule haineuse. Que Tom ait bien conscience de sa position délicate par rapport aux autres salariés n'empêchait pas que les grévistes aient une conscience tout aussi aiguë de la position délicate qu'il occupe lui-même. Le film a d'ailleurs un rapport à l'action collective très ambigu.
Joe Wade, à la fin, regroupe des hommes sans revenus pour empêcher les fermiers de colmater les brèches causées par de nouvelles inondations. Tout ce que Rydell propose, en terme de solution collective, c'est une scène où fermiers et déclassés s'unissent pour sauver la vallée (c'est peut-être déjà beaucoup pour un film tourné durant les années Reagan...) Et la dernière séquence élude totalement le triomphe collectif au profit d'une image d'Épinal où tous les problèmes semblent réglés pour la famille Gabley. Cette fin mielleuse, glorification du petit propriétaire, détonne avec ce que Rydell avait passé deux heures à nous montrer : la condamnation inéluctable des fermiers modestes.
*La Rivière*, on l'aura compris, ne m'a pas réconcilié avec le cinéma de Mark Rydell...
MonsieurPoiron
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le 8 oct. 2020

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