"On est à une époque où tout le monde ment, alors pourquoi voudrais-tu que nous autres, les particuliers, soyons vrais"
Cela est bien loin d'être la meilleure réplique du film tant tous les dialogues pourraient faire objet d'un pareil traitement. Jean Renoir est en effet, à travers ce film, un triple virtuose. D'abord, comme je l'ai dit, un virtuose du dialogue et du scénario. De la trame scénaristique, tout s'éparpille, on croirait voir de l'absurde à la Marienbad, à la différence que cela n'est point au service de l'esthétisme et de la fascination mais plutôt de la comédie et de la sociologie. Seulement, là où la virtuosité s’en mêle, c’est que tout le film foisonne de parallèles saisissants, dans le début, tous les invités semblent différents jusqu’à ce que le fourmillement orgueilleux de la fête les rende soumis à ce même sentiment de frustration intense : celui de ne point être aimé en retour. Revenant au dialogue, vous devez comprendre que pour moi, minot de la mondialisation que je suis, entendre un français si nonchalant, si charmant, si propre à lui est absolument lunaire. Et puis, bien que cela concerne de forts nombreux films de cinéma français, celui-ci se singularise par la volubilité intense de ses personnages qui sont, de surcroît, tous hilarants à leur manière. La viennoise caractérielle, innocente et malicieuse que trois hommes se partagent de leur amour. Le gros Octave ou le plus sincère et amical des hommes. Le Marquis que la naissance a rendu puissant mais que, fort malencontreusement, l’existence rend lâche et impuissant. D’ailleurs, lorsque l’autre braconnier, que le Marquis avait fortuitement pris pour domestique lors d’une partie de chasse, lui témoigne qu’une femme qui rit est déjà à moitié désarmée de sa fierté, il répond seulement, à un homme qui n’a pourtant pas un vingtième de sa naissance ou de sa culture, qu’il n’a guère de talent à cela. Vient ensuite le chasseur nerveux et sanguin qui pourchasse le braconnier partout dans la maison, contribuant d’ailleurs à jeter une animation folle dans le manoir. Et puis, dans tout cela, l’homme sincère, le fameux pilote à la traversée record, et dont l’ouverture du film, de par la perversité des médias ne tarissant jamais d’éloges à son égard, le plonge dans une atmosphère inédite et répugnante de notoriété et de héros de la nation. Sauf que lui-même, petit amoureux de la viennoise, ne les accepte point, puisque ayant dédié cet exploit à cette femme et à elle seule. Seulement, le Marquis est désormais marié à la viennoise, et de la part le crescendo de cette folle tragi-comédie à la recherche de l’acte faux, à la recherche de la maladresse, de l’injustice la plus âpre. La deuxième virtuosité se trouve dans ce que le réalisateur arrive à traduire de la volubilité de ses personnages, par des plans en veux-tu en voilà. Se reliant magnifiquement et atteignant parfois le mémorable, la mise en scène demeure modestement au service de ce transcendant train d’enfer ne laissant que les lâches et les calmes sur le bord de la route. Pour suivre le scénario, il faut être fou, et c’est en cela que Jean Renoir, en plus de la totalité de ses personnages, l’est inévitablement un peu. Pour revenir à la mise en scène, elle reconnaît son ambition de « divertissement » que proclame Jean Renoir dans son avant-propos, seulement, au fur et à mesure des triangles amoureux et des tromperies foisonnantes, le divertissement se mue en un grandiose anéantissement de plans et de situations à la chaîne qui, sur la sensibilité d’un fil, paraisse presque vivre les personnages jusqu’à leur pleine moelle. Octave demeurant empêtré dans son costume d’ours des minutes durant, tandis que tout le monde est enivré par sa propre frustration sentimentale, voilà notre minable image de nous-même, enfermés devant ce film, non pas dans ce costume trivial, mais plutôt dans une volonté jouissive de s’élever de ce verbiage tortueux, à chaque plan, à chaque bruissement de lèvres, en attendant, comme des enfants, que le drame nous atteigne. Non pour qu’il atteigne notre âme, mais plutôt et seulement pour qu’il nous libère de ce scénario infâme. La dernière virtuosité, quant à elle, est celle de transmettre la répugnance de cette chère époque d’avant-guerre avec tant de finesse et de subtilité, avec tant d’humour et de magnanimité que, nous autres, pantins de bois de la modernité, n’arrivons à la détester, sans en même temps l’adorer, la jalouser, et même la dévorer de notre plus profonde et foncière monstruosité.