Comme la campagne russe est une joie lorsqu’elle est ensemencée par son peuple, comme elle brille d’authenticité sitôt qu’elle est magnifiée d’un monoculaire couleur acajou et dès lors qu’elle est raisonnée d’une musique d’assuétude mécanique. De hautes herbes ajoutant de l’entrain à la fuite des personnages, brisées par la miséricorde, protégées par la timidité, fortifiées d’innocence et dédaignées d’éloquence, quelle est donc bien l’inclination qui ne se fût entendu avec cette nature. Hippocrate ne semble guère en être son origine ou son joug, les médecins y feignent leurs patients comme les étudiants s’enfuient de leur université : perversité et lâcheté font tourner ce manège aristocratique russe, monté par l’inconnu du Nord Express, dompté par la maîtresse de maison, tout au long de cette journée d’été qui se profile, il ne fera qu’un pas entre l’amour et la mécanique, qu’une teinte entre la partition et l’improvisation.

Souvent enjoué de ces huis clos de grandes tablés (dans des styles différents : 12 hommes en colère – Un Tramway nommé Désir – La Corde – l’Année dernière à Marienbad – La Règle du jeu), je dois dire qu’une Partition inachevée pour Piano mécanique rentre quelque peu dans cette lignée, mais d’une manière fort singulière.

L’on sent d’abord la patte de Tchekhov, je connais très mal ce dramaturge, et pourtant je l’admire déjà tant les dialogues de ce film, qu’il a écrit à seulement 18 ans, sont admirables. Les personnages arrivent les uns après les autres, le film ne s’essouffle jamais, il tombe parfois même dans l’hystérie lorsque tous, avec leur caractère si idiomatique et presque névrosé, se répondent avec un aplomb et un humour qui se magnifient d’une langue russe au ton et au phrasé alternativement teintés de débauche et de raffinement. Hormis le paternel qui ronfle la moitié du film et l’homme au journal qui ne se dévoilera qu’à la fin de celui-ci, presque tous les personnages traversent successivement des états de grande allégresse, de sanglot et de tristesse. Il y a des mariages arrangés, des amitiés dont la partition avait été esquissée bien des années avant, un aristocrate réactionnaire, un homme de sang populaire, une maîtresse de maison tout aussi joueuse qu'autoritaire, un médecin fuyant ses responsabilités, un professeur quelque peu raté : une aristocratie en perdition dans sa plus grande absurdité, tendresse, hypocrisie, et finalement sincérité.

Au-dessous de tout cela, l’innocence d’un adolescent, sans doute le plus fidèle de l’expérience du jeune Tchekhov, et de la somptuosité de cette plume à la fois dénonciatrice d’une élite russe et observatrice d’un âge qui l’attend. Ce jeune garçon, ou de brèves parenthèses à la fantaisie de ses aînés dans le reflet d’un lac ou d’une fenêtre, est absolument essentiel à l’équilibre de ce film : il est le calme et la pureté devant cette marmaille d’êtres déchirés qui tentent tant bien que mal de se retrouver adossée contre un arbre, au beau milieu d’un champ, ou encore en admirant, statique et impuissant, la partition inachevée d’un piano mécanique.

Piano, au-dedans puis au-dehors de cette éblouissante bâtisse, tantôt spacieuse et lumineuse dans le salon, tantôt sombre et sérieuse sous l’escalier et dans les corridors ; un merveilleux point d’appui pour expliquer le déchirement, d’un flamboiement, pour transcender les pleurs, d’une bougie, ou pour découvrir un visage, d’une lumière cette fois parfaitement naturelle.

Du reste, un film rafraichissant, une comédie dramatique parfaitement menée, interprétée de manière fabuleusement russophile, mise en scène avec des élans de Tarkovski, avec la physionomie bergmanienne, une musique aussi rare que poétique, et enfin une affection postérieure quant à une découverte plus précise du cinéma russe, pour apprécier encore ce raffinement et cette touche que l’on ne trouve vraiment nulle part ailleurs.

ThomasGis
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le 1 janv. 2023

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ThomasGis

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