Les paradis perdus

Sa forme singulière peut aisément rebuter le spectateur peu accoutumé à ce type d'expérience. Son ambiance hypnotique, contemplative, mélangeant joyeusement ode élégiaque à la nature, douce sensualité et implacable cruauté, n'est pas de celle qui se laisse facilement appréhender. Tout comme ces images qui semblent sortir de nulle part, ces cadrages presque improbables ou encore ce montage alterné dont le sens profond parfois nous échappe. Walkabout est un film particulier qui nous perturbe autant qu'il nous fascine ! Personnellement, lors de mon premier visionnage, si j'ai été sensible à la poésie mise en images par Roeg, bien soutenue en cela par le score de John Barry, je dois dire que ses intentions m'ont paru confuses. Que voulait-il exprimer : l'impossible entente entre les cultures, l'influence néfaste de notre société de consommation sur la nature ou tout simplement, le passage à l'âge adulte qui ne peut se faire qu'au détriment de ses rêves de jeunesse. En fait, c'est moins la diversité des thématiques qui déstabilise que le regard pessimiste porté par Roeg sur ceux-ci, donnant à Walkabout une dimension désenchantée à laquelle nous sommes difficilement préparés.

Contrairement à ce que sous-entend le titre français, il n'est pas question de balade champêtre dans le film ; bien au contraire ! Le terme walkabout fait référence à un rite de passage tribal que le jeune Aborigène entreprend afin de devenir un adulte. Roeg, plutôt que de décrire un simple récit initiatique, va juxtaposer deux visions de ce passage à l'âge adulte : celle de l'Aborigène à celle d'une Occidentale, celle d'un rejeton de la nature à celle d'une enfant de la société moderne. On comprend ainsi que l'histoire n'est au fond qu'un prétexte pour porter un regard cru sur l'état de nos sociétés dites modernes, tout en posant les bases d'une réflexion philosophique concernant l'entente entre des peuples de culture différente. Pour ce faire le cinéaste nous concocte une mise en scène pour le moins étonnante, qui accompagnera continuellement notre regard entre réalisme et symbolisme, jouant inlassablement sur l'opposition entre les deux mondes et sur les conflits intimes des personnages.

La principale différence entre les deux cultures, nous dit Roeg, c'est qu'elles n'ont pas le même rapport à la nature ou au monde : si l'Aborigène recherche l'osmose avec son environnement, l'Homme moderne, lui, fera tout pour le maîtriser ou le dominer. C'est d'ailleurs sur la vision cynique de notre monde moderne que s'ouvre le film : la ville nous apparaît comme un lieu froid, artificiel, fait d'immenses édifices qui détonnent avec la nature environnante. Les Citadins semblent vivre dans leur bulle, dans un espace cloisonné, étanche et hermétique aux autres. On ne parle pas et surtout, on n'exprime pas son ressenti. Pourquoi le père se fera-t-il sauter la cafetière après avoir ouvert le feu sur sa progéniture ? On ne le sait pas exactement, même si on peut supposer que la cause est à chercher du côté de son existence terne et superficielle. Son désir de tout vouloir dominer, de se prendre en quelque sorte pour l'égal d'un dieu, ferait-il perdre à l'Homme sa raison et le sens de sa vie ? Si Roeg pose cette question en filigrane, c'est pour mieux appeler de ses vœux une vie en harmonie avec la nature.

Il utilise alors le montage parallèle pour nous montrer que le sauvage n'est pas forcément celui que l'on croit : lorsqu'il filme l'Aborigène s'adonnant à la chasse, la possible cruauté de la séquence est immédiatement relativisée par l'image d'un boucher découpant sa carcasse de viande. L'Homme tue pour se nourrir et il n'y a rien de barbare là-dedans. Surtout que l'Aborigène ne va tuer que ce qui est nécessaire à sa subsistance, contrairement à l'Occidental qui va chasser pour le plaisir : la scène de la chasse en jeep, qui tourne littéralement au massacre, frappe évidemment notre conscience de par sa brutalité. Les images de ces carcasses d'animaux, laissées en pâture aux charognards, véhiculent l'image d'une société moderne qui ne peut être que destructrice et mortifère. Alors forcément tout cela apparaît un peu facile et réducteur, on aurait aimé bien plus de nuance de la part de Roeg. Mais ce dernier n'est motivé que par la volonté de dénoncer et rien ne le fera dévier de sa voie, au risque d'oublier, parfois, toute notion de subtilité.

Fort heureusement l'essentiel de Walkabout n'est pas là, mais réside plutôt dans sa célébration d'une vie en osmose avec l'élément naturel. Le film se fait alors poème, les images se gorgent de soleil et le regard du cinéaste trouve enfin l'apaisement en contemplant cette nature sauvage et majestueuse. La photographie et le travail sur les luminosités confèrent au ciel un aspect presque surnaturel, propice à la rêverie, les couleurs chaudes et ocres insufflent au bush une étonnante douceur hospitalière, la faune locale se transforme en hôte accueillant, le montage et les prises de vues viennent agréablement superposer les élans de la jeunesse avec la beauté sereine de la nature. La communion entre l'Homme et l'environnement peut alors se faire. Il suffit à la jeune femme d'ôter son uniforme scolaire, sa "peau" d'occidentale, pour être nue et en accord avec elle-même. Le summum de cette vision arrivera lors d'une séquence en tout point magnifique, où l'on voit la jeune femme nager dans des eaux cristallines tandis que le jeune homme part à la chasse. Une fois débarrassé des oripeaux de la civilisation, l'Homme peut vivre heureux dans cet Éden ainsi reconstitué. Bien sûr, cette image du bonheur est entièrement utopique et Roeg n'en est pas dupe : les uniformes scolaires et la radio sont des liens qui renvoient inexorablement les personnages à leur condition d'occidentaux. De même, les différences culturelles rendent très difficile la communication entre les êtres, comme le témoigne l'échec de la danse de la séduction entreprise par le jeune Aborigène.

Walkabout ne revendique pas un retour complet à la nature, mais souhaite plutôt que l'Homme moderne se souvienne de son "paradis perdu", afin de pouvoir le faire revivre quelque peu : c'est une civilisation qui se rappelle qu'elle vit avec la nature, c'est un adulte qui n'a pas oublié le bonheur rieur de son enfance

Créée

le 2 mars 2023

Critique lue 71 fois

8 j'aime

Procol Harum

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8

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