La Porte du Paradis : Director's Cut par Procol Harum

Silence...


... on tourne.
En cercle, en rond, en ample figure concentrique... on tourne, on tourne, on tourne... encore et toujours... de plus en plus vite, jusqu'à plus soif, jusqu'à l'excès, jusqu'à l'ivresse ultime, jusqu'à ce sentiment de grandeur qui précède la décadence. Tournent les fanfares, les gamins et les vieux, les nantis et les gueux, les utopistes et les amoureux, les rires, les rêves et l'espoir... tout cela ne mènera à rien. Tout cela finira par retomber lourdement, cruellement, après que le tourbillon destructeur de l'Histoire aura fait son œuvre. Le silence qui s'installe alors nous glace le sang. Il a le goût du désespoir, l'étrange couleur du deuil et incite fortement au recueillement, à l'introspection voire à l'autocritique.


Car avec Heaven's Gate, Cimino ne se contente pas de filmer la violence, la mort ou l'injustice, d'autres l'ont fait et bien fait avant lui. Aujourd'hui, l'heure n'est plus à la dénonciation mais à la repentance. Le Vietnam est passé par là et l'Amérique reaganienne ne peut plus se présenter comme la plus parfaite des démocraties... elle ne peut plus se définir comme une nation idyllique : terre de la liberté, du rêve, de la justice et de la morale, terre de tous les possibles où l'union de tous les Hommes est réalisée sous la bannière étoilée. C'est bien cela que Cimino s'emploie à dénoncer en nous montrant le visage d'une Amérique capable de tuer les siens en toute légalité, sans se préoccuper de la justice et encore moins de la morale. On découvre alors un pays dont le gouvernement va se permettre de couvrir la justice expéditive, le meurtre des pauvres par les riches, de blancs par d'autres blancs. Avec Heaven's Gate, Cimino montre à l'Amérique ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire une Amérique de cinéma.


Le souffle de l'Anti-western ou la mort du mythe.


Ainsi, pour démonter le mythe américain, quoi de plus pertinent que de se réapproprier le genre noble en la matière, c'est-à-dire le western. Car depuis que l'industrie du cinoche existe, celui-ci a bien souvent été utilisé pour réécrire l'histoire ou, si vous voulez, pour poser les fondations de la mythologie US. L'exemple le plus parlant reste sans doute celui du grand Ford qui est parvenu à instaurer dans l'imaginaire collectif l'image d'une nation forte grâce à ses valeurs humanistes, à son esprit pionnier et à son miraculeux melting-pot. Le talent de Cimino réside là, dans son aisance à réinvestir ces codes et cette grammaire mythologique afin de les détourner de leur fonction première : à l'habituelle glorification de la naissance d'une nation se substitue alors la mise en scène de sa mort et de son échec.


La mort, c'est celle de " la conquête de l'ouest " ou de l'esprit pionnier, avec ces barbelés sur les plaines et ces riches propriétaires terriens qui dictent leur loi. C'est celle également de l'idée de la seconde chance ou du mythe de la terre promise, avec ces immigrants entassés sur les toits, brutalisés, battus ou lynchés. C'est cette misère galopante qui pousse les hommes à voler pour se nourrir ou à tirer eux-mêmes leur charrue...


L'échec, c'est celui du melting-pot, avec cette populace disparate au sein de laquelle on parle toutes les langues du monde. C'est l'échec du self-made-man, avec l'avènement d'une ploutocratie qui ne laisse que peu de place au nouvel arrivant. C'est également celui de toutes ces belles valeurs inscrites dans le marbre de la constitution, chantées par l'hymne national ou enseignées à Harvard. Au beau discours prononcé par le révérend, et à son vœu d'éducation de la nation, répond celui prononcé par Irvine qui dément " toute intention de changement ". Tout un symbole !


Cercle vicieux.


Mais le plus remarquable avec Cimino, c'est sa faculté à associer conjointement le fond avec la forme. Il veut nous suggérer l'idée de la déliquescence des valeurs US, il reprend alors à son compte la figure du "cercle", symbole de l'harmonie parfaite, pour véhiculer l'idée de désordre, de désillusion ou de mort. Chez Ford, encore lui, la danse est utilisée pour promouvoir les idées de fraternité et d'égalité. Avec Cimino, elle devient le symbole de la désunion et annonce le chaos à venir : celle de l'élite se termine dans l'agitation la plus totale, quant à celle des miséreux, son équilibre est d'autant plus instable que les participants sont chaussés de patins. Et si le bonheur ne dure que le temps d'un solo de violon, on se dit forcément que celui-ci ne pourra faire durer la fête éternellement...
Ainsi, c'est toute la mise en scène qui va reprendre le thème du cercle ou de la ronde chère à Ophüls, dont on retrouve les gracieux travellings, fluidifiant le récit, faisant entrechoquer les destins comme ceux des principaux personnages : Averill, le riche qui joue au pauvre ; Champion, le pauvre qui se met au service des riches ; Irvine, le rêveur torturé. C'est le film dans son ensemble qui suit le mouvement de cette valse géante, faite de fièvre et d'apaisement, d'accélération et d'accalmie, faisant danser les sentiments, chavirer les têtes, avant de précipiter son univers vers le chaos le plus total.


La première incursion de la violence, on va l'apercevoir à travers un trou, forcément, qui vient de percer un drap au blanc virginal. Progressivement, c'est l'ensemble du paysage, pourtant idyllique, qui commence à être troublé par l'ombre de la mort : ce sont ces fumées omniprésentes, ces couleurs sépia qui envahissent le cadre... Le ballet macabre se conclut par un épouvantable massacre, filmé sans fard par Cimino, annonçant ainsi la mort du rêve américain. Lorsque les balles cessent, lorsque le silence s'installe, il ne reste plus que la vision d'une terre promise souillée par le sang de ses propres enfants. Plus rien ne sera alors comme avant ...


Drame américain, histoire universelle.


Bien sûr, Heaven's Gate est en premier lieu une histoire américaine mais tout de même, on peut difficilement nier la portée universelle du récit. Car avant de filmer l'histoire d'un pays, Cimino filme une histoire d'homme et de femme. Dès les premières images, il prend grand soin de fixer son objectif sur des personnages clefs, comme pour nous indiquer que la petite histoire primera sur la grande. Averill, Champion et Ella, trois destins qui vont prendre une coloration éminemment universelle. Ils vont tous tenter d'échapper à leur condition, de servir un idéal ou de faire partie de l'Histoire... mais ils vont surtout essayer d'avoir une part de ce bonheur que l'on souhaite tous. Ce n'est pas pour rien si Cimino transforme le paysage du Wyoming en jardin d’Éden, car c'est là où les élans du cœur vont avoir lieu, c'est là où la vie, la "vraie", va apparaître. On n'est pas loin de Days of Heaven ou de City Girl. Il prend le temps d'y développer son récit, nous faisant partager le bonheur simple d'une promenade en chariot ou la douceur d'un pique-nique champêtre. À ce moment-là, les personnages ne sont plus loin de cette plénitude tant espérée. Seulement de ce paradis, ils ne franchiront jamais la porte, comme le montre si bien cette séquence où les deux amoureux s'enlacent devant l'entrée de la fameuse patinoire. Un plan qui n'est évidemment pas sans rappeler la fin de The Searchers. Le bonheur file entre les doigts de ses personnages comme un ultime rappel de l'échec de ces sociétés ou de ces hommes qui construisent l'avenir sur une illusion ou un mensonge.


Le constat est d'ailleurs terriblement amer : lors de la dernière scène, lorsque Averill, pourtant au sommet de sa réussite, contemple l'échec probant de sa vie : l'amour comme ses belles valeurs ont disparu depuis longtemps. Il n'est pas ce glorieux héros chevauchant fièrement vers le soleil couchant, il n'est rien d'autre qu'un bateau partant à la dérive dans un silence assourdissant de regrets.

Procol-Harum
10
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le 4 avr. 2022

Critique lue 176 fois

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Procol Harum

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