Dans la famille Borgen, je voudrais le Christ

Nul autre réalisateur que Dreyer n'a posé avec autant d'acuité et de profondeur la question de la foi, à tel point qu'Ordet eût mérité moins un Lion d'or qu'un Crucifix d'or. Dans ce classique du septième art, le cinéaste danois pousse à son paroxysme cette réflexion ontologique sur la présence et le réel - ou plutôt le rôle du cinéma dans une certaine forme de représentation du réel. Derrière l'enjeu familial qui scande toute la trame narrative du film, et l'opposition entre deux familles à la conception du protestantisme et de la foi divergentes, se dissimule en réalité une vraie réflexion métaphysique sur la capacité performative de la parole à créer - ou non - un miracle.

Le remarquable travail sur le mouvement - de caméra ou des personnages - n'est certainement pas étranger à cette réussite visuelle. Et si le désabusé de la foi qu'est Mikkel ou le jeune homme épris d'amour - un amour empêché - qu'incarne Peter n'en sont pas moins attachants, c'est le spectaculaire et mystérieux personnage de Johannes, l'un des trois fils de la famille Borgen, qui donne au film toute son envergure et sa splendeur. Ses études de théologie auront eu raison de lui, car c'est après une lecture de Kierkegaard qu'il aurait sombré dans ces transes mystiques qui le conduisent à s'identifier au Christ. N'est-il alors qu'un simple illuminé prêchant la bonne parole ? Cela n'est pas si sûr, car au-delà de l'analogie physiologique le rapprochant de Jésus sur laquelle se plaît à jouer Dreyer, ses visions prophétiques et la sincérité de sa croyance nous empêchent de clouer au pilori ce personnage qui ne s'installe jamais dans l'espace, entre et sort d'on ne sait quelle pièce de la maison familiale, et qui apparaît comme toujours en avance ou en retard sur l'action. C'est pourtant au moment où il a recouvré la raison qu'il accomplit la chose la plus folle, la plus incroyable...

Et que dire de l'ultime scène du film, puissante et bouleversante ? Alors que le cinéma de Bergman par exemple tend à mettre l'emphase sur la mort comme délivrance du corps - reflétant aussi par-là une tendance lourde du protestantisme scandinave -, Dreyer choisit ici de faire triompher la vie, une vie charnelle, ainsi que la puissance de l'amour. Grandiose, donc.
Yananas
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le 8 nov. 2013

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Yananas

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