Attribuer la note suprême à ce Dreyer, comme l'ont fait sans sourciller pas moins de 6 de mes éclaireurs (chéris, cela va sans dire) est à mon sens légèrement inconséquent. Sauf à considérer que le film est artistiquement inattaquable et philosophiquement imparable, une position qui, dans les deux cas, me parait difficilement défendable.
(c'est dimanche, les mots en "able" sont moins chers)


L'attaquer sur sa seule position prosélyte est tout aussi douteux. Deux extrêmes qui soulignent ce que l'on trouve sans doute un peu trop souvent sur SensCritique: un déséquilibre entre le trop (réduisons une œuvre à son message et oublions tout aspect formel) et le trop peu de politique (par exemple: qu'importe si l’œuvre sacralise la suprématie de la race blanche pourvu que sa photo soit magnifique) qui amoindrit trop souvent le plaisir de l'expérience du site.


Je considère que l'aspect 100% spoiler de ce qui suit ne saurait m'être reproché: après tout, vous aviez 61 ans pour vous faire une idée.


Si les trois dernières minutes du film remettent brutalement et radicalement en cause la portée de ce que nous venons de voir jusque là, c'est à mon goût et paradoxalement d'un point de vue beaucoup plus artistique que philosophique. Quelque soit la conviction de l'artiste, il me semble qu'une œuvre forte ne peut être incontestablement marquante que quand ce dernier prend du recul vis-à-vis de celle-ci et laisse une part de liberté au spectateur. Si le récit s'était arrêté au sourire de la fillette nous tenions quelque chose qui s'approchait, par bien des points, de la perfection. Libre à chacun de deviner, dans le mystère de son intimité, le destin de Inger.
Au lieu de quoi le final assomme le spectateur sous le poids de certitudes qui contredisent l'essentiel de l'équilibre quasi-miraculeux qui avait été trouvé jusque là.


Car oui, il y a bien un petit miracle en cours avant ce final dramatique, que l'on ne vienne pas ici faire un faux procès à mon athéisme virulent et viscéral. Mieux, le film de Dreyer peut justement toucher un matérialiste endurci comme moi d'une manière plutôt rare.


D'abord, et très simplement, grâce au personnage de Mikkel, mari en retrait, bouée ballotée et esseulée dans un océan d'obscurantisme. (Un océan de sombres et invisibles courants dont les seuls signes d'apaisement ne peuvent provenir que des modalités d'une croyance indiscutable). Son abattement est d'abord le mien, la retenue dont il fait preuve dans l'adversité, avant de finalement lâcher, ajoutant au trouble de l'identification qui était en cours tout au long du film. (Dreyer laisse-t-il entendre qu'il est d'abord accablé parce que non-croyant, ce qui pourrait rejoindre la description d'un docteur inefficace ? Mais la véritable épreuve ne concerne-t-elle pas au fond plutôt sa femme?) Dans ces conditions, sa conversion scénaristiquement forcée des dernières secondes du film renforce donc logiquement mon refus de sa conclusion.


Ensuite (et surtout !) parce que le film touche malgré son défaut majeur (ou grâce à lui?) à quelque chose de profondément et intuitivement juste: si un messie quelconque devait un jour arpenter la surface de notre planète, il prendrait sans aucun doute un silhouette proche de celle de Johannes, jamais écouté, rejeté, qui effraye autant qu'il ennuie un auditoire condescendant qui préfère se déchirer sur la qualité du matériaux qui compose l'église du village, ou la forme de la croix qui l'orne. Nul doute que si un Jésus, un Mahomet ou un élu encore attendu par les juifs (je vous laisse poursuivre la liste, quasi infinie) débarquait en 2016, il se ferait immédiatement tailler en pièce (au sens littéral) par les plus fanatiques défenseurs des religions qu'ils sont censés incarner, ou tout simplement par bon nombre de ceux qui ont accepté par principe qu'une entité irrationnelle gouverne une grande partie de leur existence.


Enfin, et ce n'est pas très équitable, les créateurs venus du froid ont de toutes façons un avantage profond sur mes appréciations (Ingmar, un vieux pote, vous le confirmera): filmez-moi même fugacement un coin de terre désolé du bout septentrional du monde, ses dunes austères et son ciel noir, faites-moi simplement deviner son climat hostile, et il n'en faudra pas beaucoup plus pour fasciner le paradoxal gars du sud que je suis, surtout si la chose est faite avec une photographie sublime.
Mais pas au prix d'un aveuglement total. Le ciel est certes sombre mais il laisse encore suffisamment passer la lumière impie.

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le 1 mai 2016

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guyness

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