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On a déjà tout dit sur La Maman et la Putain, le jeu pervers qu'a joué Jean Eustache à mettre son ex-amante Françoise Lebrun dans le rôle de son amante du moment, histoire sans-doute de pouvoir lui dire en face, par l'intermédiaire de Léaud, son alter-ego, toute sa souffrance, mais aussi probablement tout simplement pour la voir de nouveau, pour continuer à passer du temps avec elle, pour pouvoir filmer son visage en gros plan, et peut-être, plus ou moins volontairement, pour lui donner raison à la fin, pour lui donner le dernier mot, quand bien même cela serait avec les mots d'une autre. On sait le soin maniaque qu'Eustache a mis à retrouver les lieux exacts où ce sont vraiment passées les scènes dans sa vie, on sait sa volonté folle de recréer des moments vécus, des souvenirs, des phrases, des vêtements, d'atteindre au plus haut degré d'authenticité, tout en imposant à ses acteurs un texte extrêmement écrit qu'ils devaient respecter à la virgule près... On sait que la femme que joue Bernadette Lafont, la "maman", celle qui héberge, entretient, celle qui est trop généreuse, trop influençable (bien qu'ayant pourtant une forte personnalité), celle qu'on délaisse, qui s'appelait dans la vraie vie Catherine Garnier, et qui s'est occupée des costumes pour le film, s'est suicidée après l'avoir vu, en laissant une note à Eustache disant "Le film est sublime, laissez-le tel quel"...


C'est un film maudit pour gens désespérés, de ceux qui, oisifs et fauchés, comme Léaud/Alexandre ne trouvent plus de plaisir dans la vie qu'à écumer les cafés le jour et les bars la nuit ("j'étais tombé amoureux des gens de la nuit"), qu'à écouter du Fréhel ou du Damia (soit une certaine idée d'un Paris populaire d'avant-guerre idéalisé) à 3h du matin sur des vieux vinyles, chanter de vieilles chansons de Tino Rossi a capella après une nuit d'amour ("Tout simplement comme une rose / Que l'on cueille un jour sans raison / Vous avez pris mon cœur morose / En passant devant ma maison"), attendre les sermons du "prédicateur du petit matin" à la radio, avant d'aller retrouver à l'aube des excentriques dans des bars qui racontent d'étranges histoires grivoises entre deux verres...


On nous parle de ces mystérieux marginaux du petit matin, on écume les cafés, et pourtant, on nous raconte l'essentiel de ces situations sans nous les montrer, on ne voit pas grand monde dans ce film en dehors de Léaud, Lafont, et Lebrun, quelques copains croisés deux/trois personnages secondaires, mais essentiellement trois visages qu'Eustache scrute entre les dialogues, filmant souvent de face, le regard face-caméra, s'attardant autant sur celui qui parle que sur les yeux et les expressions de celui qui écoute, sondant chacune de leurs émotions comme s'il cherchait à capter l'âme qu'il y a derrière...


Parmi ces quelques personnages secondaires on peut remarquer là aussi la proximité avec des personnes réelles que Jean Eustache fréquentait à cette époque, comme Jean-Noël Picq, croisé dans un café, plus ou moins dans son propre rôle alors qu'il raconte ses anecdotes de loser qui se fait forcer à acheter une veste trop petite par un vendeur avant de se faire recaler par une fille à qui il propose de venir écouter La Belle Hélène d'Offenbach chez lui (on le retrouvera quelques années plus tard dans le rôle du conteur pervers d'un autre film d'Eustache, "Une sale histoire"), ou des personnes réelles recrées comme le personnage de l'ami dandy au goût prononcé pour la Wehrmacht et amateur de Jack Daniels, "le roi des alcools" dit-il, joué par Jacques Renard, qui est supposé évoquer Jean-Jacques Schuhl, grand ami d'Eustache, à l'époque encore mystérieux auteur d'un seul livre énigmatique qui aurait une parenté secrète avec le film, "Rose poussière".


C'est le film de quelqu'un qui cherche à retrouver l'émotion des frères Lumière, celle qu'on peut avoir, disait Bresson dans ses Notes sur le cinématographe, à simplement regarder des feuilles qui bougent battues par le vent. Et c'est d'ailleurs le film de quelqu'un qui cherche aussi à retrouver l'émotion d'un Bresson ("j'aime une femme parce qu'elle a joué dans un film de Bresson" dit Léaud à un moment, alors qu'Eustache fait justement jouer Isabelle Weingarten, l'actrice principale de "Quatre nuits d'un rêveur", dans le rôle de Gilberte, et qu'il prend à la caméra Pierre Lhomme, directeur de la photographie sur le même film), mais en y mettant son propre sang, là où Bresson n'a jamais traité de matériaux autobiographiques. C'est le film de quelqu'un qui après ça n'a fait qu'un seul (très beau) long métrage, "Mes petites amoureuses", lequel, en contre-pied de celui-ci, se passe loin des terrasses parisiennes et de la jeunesse post-68, revenant sur l'enfance du cinéaste à la campagne près de Narbonne, et qui, là où la Maman et la Putain est un film des plus bavards, est très silencieux. Dernier long avant de ne plus faire que quelques petits courts-métrages avec des amis dans la suite de la décennie, puis de se murer dans le silence à son tour, de ne quasiment plus sortir de chez lui, avant de, lui aussi, se donner la mort, laissant également une curieuse note à l'ironie morbide sur sa porte d'entrée avant de se tuer: "frappez fort, comme pour réveiller un mort".


C'est le film d'un provincial de Narbonne qui a passé l'essentiel de sa vie à écumer les bars de Paris du temps où ils étaient encore fréquentés par des marginaux, à se faire ami avec des bourgeois oisifs de droite dans le style des "hussards", à draguer les filles, à se prendre pour un intellectuel et à jouer les snobs alors qu'il n'avait pas fait d'études et n'avait pas un sou, à se faire entretenir... Mais un film qui nous raconte comment son alter-ego narcissique ("Saute Narcisse !" lui dit Veronica) va progressivement se retrouver écrasé sous le poids de sa propre médiocrité et laissera finalement la parole aux femmes qui occuperont toute la dernière partie du film... Film réactionnaire anti-féministe ? Ou film prophétique qui voit comment une certaine avant-garde intellectuelle masculine va lentement se faire rattraper par son impensé de la cause féminine ? Un peu tout ça et rien de tout ça en même temps. Avant tout un film d'écorché vif fait sans autre intention que celle de rapporter des morceaux de vie issus de l'intime, une vérité du sentiment, sans même chercher particulièrement à être "témoin" de son époque.


C'est un film où on lit Proust et Bernanos dans les cafés, et où les dialogues en soi pourraient déjà faire parti du patrimoine littéraire français, être publiés en livre (ils l'ont été mais le scénario est depuis longtemps épuisé), qu'on pourrait lire à notre tour dans les cafés, et qui nous donneraient peut-être envie d'écrire, en buvant un verre nous aussi "si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs" (comme dit Bernanos dans la préface des Grands Cimetières sous la lune, cité par Léaud dans le film, pour se plaindre qu'il ne peut pas boire autant d'alcool qu'il le voudrait pendant qu'il écrit dans les cafés). C'est un film où un mec se moque ouvertement du MLF, mais où la fille à qui il parle le remerciera plus tard de ne pas lui avoir sauté dessus après leur premier rendez-vous. C'est un film où le type est un vrai connard, un lâche, faisant des scènes de jalousie à la femme qui l'héberge alors qu'il la trompe ouvertement et lui impose sa maîtresse, mais où il propose aussitôt à la femme qu'il a mis enceinte de l'épouser pour ne pas la laisser tomber. C'est un film où on parle d'une façon honteuse de l'avortement, où Eustache à travers Léaud minimise la violence conjugale, mais où l'homme se tait progressivement et où une femme (Véronica) prend à la fin tout l'espace de la parole et fait un discours magnifique pour dire qu'il n'y a pas de salope, que le sexe ça n'est rien, qu'une femme peut coucher autant qu'elle veut sans que cela ne change rien à qui elle est, déconstruisant complètement les archétypes de la maman "pure" et de la putain "sale" que nous promettaient le titre...


C'est un film où on se vouvoie avec respect, et où en même temps on parle ouvertement de cul et où on dit "flipper" ou "un maximum" et d'autres expressions de l'époque... C'est un film beau et sombre, plein de contradictions, comme une époque qui en était pleine, mais ce n'est pas le film d'une génération... C'est un film crépusculaire et cruel. C'est un film où on rêve du passé, du XIXe, de l'avant guerre, tout en prônant l'amour libre... Un film où on passe à côté de 68 (n'en retenant que l'image pathétique d'une grenade lacrymogène faisant pleurer les gens dans un café) et où le personnage de Léaud essaye de ne prendre que les côtés de la libération sexuelle qui l'arrangent en tant que mec, avant de se prendre les pieds dans le tapis, et finir dans le vomis de Véronica qui lui dit "Je vais dégueuler, si vous voulez m'épouser rendez-vous utiles, donnez moi une cuvette !". Et on finit sur le visage décomposé d'Alexandre assis par terre dans le silence (le scénario précisait qu'on était même censés entendre les bruits de vomissures hors champ...).


C'est un film sur le vide, sur le rien, sur le néant, fait de petits bouts de vies insignifiants mis ensemble sans que cela n'ait aucune direction, à l'image de ses personnages qui n'en ont pas, mais qui finit justement par en prendre une, en accomplissant jusqu'au bout son programme d'anéantissement. Déjà le néant en 1973, déjà le "no future" du punk quatre ans avant les Sex pistols, la gueule de bois des années 60, mais avec un panache de dandy germanopratin... La mort, la mélancolie, mais avec grâce et poésie. "Un film de vampires" disait Philippe Azoury dans une superbe conférence que je vous conseille de regarder (https://www.dailymotion.com/video/x17p7ia), où il se posait par ailleurs une question qu'on s'attend un peu trop souvent à entendre à propos d'un film français de 3h30 qui ne repose que sur des dialogues: "qu'est-ce que c'est que cette merde ?". Eh bien, comme il le dit, cette merde de 3h30, c'est un des plus beaux films de l'histoire du cinéma.

LabyrinthMan
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le 2 janv. 2024

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