[Mouchoir #11]
Ce qu’on reproche souvent à La Lettre inachevée — et à raison —, c’est qu’il ne s’y passe pas grand-chose, que la Forme y a pris le dessus sur le Fond, pour l'exprimer binairement. Film presque uniquement composé de travellings dantesques sur un groupe de géologues qui marchent : en premier lieu en quête de diamants, en second dans la fuite d’un incendie ; directions contraires. Pourtant, passée cette frustration narrative et ce manque de profondeur chez les personnages, on se rend compte qu’une fois la psychologie conventionnelle ainsi délaissée, il ne reste que des figures, des corps soviétiques qui déambulent, et pas grand-chose de plus à se mettre sous la dent. C’est là, je pense, tout l’assèchement narratif recherché par Kalatozov pour produire un film peut-être moins propagandiste qu’il en a l’air au départ : lea soviétique de La Lettre inachevée « n’a pas à penser », doit continuer sa mission coûte que coûte, ne peut finalement pas maîtriser son environnement et entend dans le vide un discours qui lea glorifie à la radio, louanges assez vaines puisqu’on ne vient pas à sa rescousse.
Enfin, tout ça, c’est ce qu’on peut se dire en sortant de la projection, tant ce qui met à terre et tétanise, c’est bien le formalisme écrasant de Kalatozov et de son chef op cascadeur Serguei Ouroussevski qui multiplient les effets tape-(frappe)-à-l’œil qui dramatisent (longues surimpressions, plans séquences à la liberté improbable, angles presque toujours inclinés, trop gros plans boursoufflés, et chaque seconde en compagnie de Tatiana Samoilova il faut bien l'avouer), mais étrangement sans que cet amalgame ne devienne indigeste. Il s’agit d’images qui, profondément, sidèrent, irradient, des forces et diamants brutes, un ensemble chaotique semblant à peine maîtrisé, une proposition de cinéma maladroite comme peut l’être l'idée qu'on se fait d'un film bourrin, mais surtout brutal et baroque dans sa poésie sauvage qui hypnotise sans détour, droit dans les yeux, dans l’urgence de la précipitation ou la lenteur de l’épuisement oculaire et musculaire.
L'effet que procure La Lettre inachevée semble en fait à l'image de ce débordement lexical, seule façon de s'agripper face au déferlement. C'est le spectacle de cette montée en puissance radicale, jusqu'à ce moment culminant où la plastique porte en elle toute l'hostilité flamboyante de la nature environnante décrite par le film, dicte enfin le récit selon ses règles, devenue l’essence même de l'histoire, ayant fait fléchir le Fond sous son joug, l'ayant conquis et mis à sa botte. Partie remise.
8,5.