Ne parlez pas de la mort, c'est un sujet morbide

Parmi tous les films de Pialat, La Gueule ouverte est peut-être le plus radical. Le plus personnel aussi, comme si l'un ne pouvait aller sans l'autre, comme si on ne pouvait évoquer les tréfonds de l'intimité au cours d'un film classique, banalement lesté d'effets de mise en scène futiles et de dialogues dérisoires. Parce qu'il le sait bien, lui l'amateur de peinture, que le trompe l'œil n'est là que pour détourner bien gentiment le regard de la vérité et que les mots ne peuvent être que vains lorsqu'il s'agit de parler de la mort, celle d'un être cher, celle d'une mère, la sienne partie quelques années plus tôt. Sans fard ni artifice, il évoque alors la mort en filmant ses à-côtés, c'est à dire une vie qui continue de s'ébattre, bien souvent maladroitement, afin de ne pas céder, de ne pas s'avouer vaincue par l'inéluctable, avant peut être de pouvoir l'accepter.

Moins de 100 plans, voilà la radicalité d'un film qui s'efforce, coûte que coûte, de se rapprocher de la peinture afin de représenter au mieux la lente agonie d'une femme que l'on cache des regards dans une chambre devenue sanctuaire, et ses effets sur des vivants, totalement démunis. C'est dans ce refus d'une mise en scène ostentatoire, trop visible et trop prévisible, que se logent toute la force et la beauté sourde de ce film. C'est dans cette fixité revendiquée que s'esquisse la fugacité de la vie, la solitude et les non-dits, nous laissant entrapercevoir les contours d'une vérité des plus émouvantes.

On la pressent dès les premiers instants, avec cette entame d'un réalisme cru des plus déroutants. Alors que le décor crie son authenticité (un village d'Auvergne, celui de Pialat, un intérieur au charme désuet...), c'est la banalité de l'existence qui prend ses aises à l'écran (un tête-à-tête entre Philippe et sa mère, tourné dans un long plan-séquence), multipliant les silences et les petits reproches, les gestes empruntés et anodins, évitant soigneusement d'évoquer "l'extraordinaire" : une brève visite à l'hôpital, une séance de scanner, et des résultats qui se font attendre dans une angoisse jamais exprimée.

Toute la démarche du cinéaste est présente dans ces premières minutes, avec cette attente pesante, ce quotidien qui peine à exister, ces non-dits qui empoisonnent les relations entre les êtres et engendrent des instants de gène ou d'incompréhension (le disque que Philippe met pour tenter de masquer l'incommunicabilité avec sa mère). Mais chez Pialat, il n'y a aucune échappatoire possible : de la même façon que l'alternance des champs/ contrechamps empêche un fils de se dérober au regard de sa mère, nous ne pouvons nous soustraire à l'éclatement de la vérité, aussi désagréable soit-elle : une chute brutale, un évanouissement soudain, et c'est l'inéluctable qui s'annonce.

Ainsi le grand mérite de Pialat aura été de filmer la mort et ses effets sur les vivants à la manière d'une chronique de la vie ordinaire. Rien n'est beau ou sublimé ici, tout est anodin, âpre ou pathétique... mais c'est ainsi que l'on distingue des personnages terriblement humains, très bien incarnés à l'écran par une belle brochette de comédiens (Hubert Deschamps, Philippe Léotard...), qui se débattent comme ils peuvent face à une réalité qui les dépasse.

La Gueule ouverte nous propose alors des séquences presque indépendantes les unes des autres, qui sont autant de tableau de la vie ordinaire, à travers lesquelles on devine la peur, le désarroi et la peine muette. C'est ce que l'on perçoit lorsque le père et le fils tentent vainement de fuir la réalité morbide en buvant des coups ou en batifolant chacun de leur côté. Mais la chair est triste lorsqu'on a le cœur lourd : on baise vite et on baise mal (Philippe et sa jolie inconnue), on touche du doigt le pathétique le plus grossier (le père qui écrit à sa maîtresse, en présence de sa bru, pendant que la mort est à l’œuvre dans la pièce voisine).

Pialat impressionne par sa manière de filmer la mort, d'une manière crue sans cruauté ni voyeurisme. Le film, malgré son âpreté, ne tombe pas dans le piège du réalisme malsain, comme ce fut le cas pour Haneke avec Amour, et éveille l’intérêt de son spectateur plutôt que de l'étouffer. Car si on parle de la mort, c'est surtout pour évoquer la vie, fragile, maladroite, impérieuse et émouvante. Lorsqu'il filme le corps de Monique, nous laissant voir son visage blême et nous laissant entendre ses râles agoniques, c'est dans une démarche évidemment cathartique mais aussi pour témoigner de la difficulté de vivre dans l'attente du "c'est fini".

C'est là où le film parvient à nous émouvoir, sans tomber dans la facilité, en nous montrant des personnages incapables d'exprimer leurs émotions, dissimulant vainement leur mal-être derrière des paroles convenues ou des gestes mécaniques. Et lorsque la vérité surgit, brusquement, elle ne peut être que bouleversante : c'est le Garçu qui se retrouve seul après avoir donné la becter à sa femme, c'est un mari qui est obligé de fuir le regard de ses proches pour se laisser aller à son chagrin, c'est un fils, tétanisé et tête baissée, qui guette du coin de l’œil sa mère allongée au centre de la pièce. Lorsque la caméra se fait plus légère, en embarquant à l'arrière d'une voiture, c'est pour mieux signifier la victoire de la vie : la mort devient un souvenir, le deuil est en marche, le mouvement reprend ses droits, enfin, "c'est fini".

Procol-Harum
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le 5 sept. 2023

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