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S’il faut partir du titre, une première question se pose d’emblée : à quoi cette grande illusion se réfère-t-elle ? Au fait de croire, comme Maréchal, que la guerre se terminera avant que lui et ses compagnons de cellule aient achevé le tunnel qu’ils sont en train de creuser ? À l’espoir qu’elle sera la "der des ders" ? Aux belles promesses assurant de se retrouver une fois révolus les jours sombres ? Et si une telle chimère consistait plutôt à rechercher dans le propos de Jean Renoir un message militant, voire dogmatique, là où le cinéaste illustre selon son habitude la complexité immédiate des rapports humains, enfermés dans des conflits de classes autant que de nations ? Avant d’accéder à son statut d’indéboulonnable classique, La Grande Illusion a connu une genèse difficile puis un parcours houleux, fait l’objet d’autant d’admirations exaltées que de virulentes hostilités. Encensé par John Ford ("c’est une des meilleures choses que j’ai vues"), plébiscité par Franklin Roosevelt ("tous les démocrates devraient le voir"), secrètement goûté par Mussolini, le film était pour Goebbels "l’ennemi cinématographique numéro un" et pour Louis-Ferdinand Céline une manifestation de "la propagande juive". La critique lui réserva un accueil triomphal à sa sortie, mais dès l’immédiat après-guerre une partie de la presse jaugea d’un mauvais œil la fraternisation entre prisonniers français et gardiens allemands, rendue d’autant plus insupportable que ces derniers apparaissent courtois et civilisés. Munichois, philosémite… Pourquoi tant de haine en provenance de bords à priori antagonistes ? La réponse vient sans doute (comme toujours) du principal intéressé, à savoir l’auteur lui-même, qui affirmait ne vouloir engager ses intentions au service d’aucune doctrine. L’œuvre tire précisément sa richesse idéologique de son ambigüité : ni la gauche progressiste ni la droite réactionnaire ne sauraient le revendiquer, comme elles ont tenté de le faire. Remémoration d’une guerre et angoisse de la prochaine, dénonciation de toutes les barrières géographiques et ethniques qui font insulte aux lois de la nature, La Grande Illusion se tient à l’écart des tranchées pour retrouver une humanité commune. Cette position stratégique permet au réalisateur de concilier deux pôles politiques, son pacifisme et sa conscience de la nécessité d’arrêter par les armes l’expansion du fascisme.


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Inspirée des souvenirs de l’adjudant Pinsard, pilote de chasse qui sauva la vie de Renoir, fut capturé sept fois et s’évada à autant de reprises au cours de la Première Guerre mondiale, l’histoire réunit dans l’enceinte d’un camp de prisonniers un homme du peuple (le lieutenant Maréchal, bourru au cœur d’or, grande gueule provocante mais pétrie de bon sens), un aristocrate (le capitaine de Boëldieu, dernier vestige de la sédimentation provoquée par la Révolution, conscient d’appartenir à une caste condamnée), un riche Juif (le lieutenant Rosenthal), un acteur gai luron (Cartier), un instituteur et un ingénieur du cadastre. Saturés de réparties mordantes, truculentes, spirituelles, les dialogues de Charles Spaak attribuent à ces spécimens de la société française des intonations et des formulations qui dénotent mieux que tout long discours le fossé qui les sépare. Le lieu clos où se mêlent captifs et geôliers est une sorte de Babel inversée, un microcosme qui ne cesse d'illustrer la facilité avec laquelle les hommes se créent des modes de communication pour pallier aux obstacles de la langue : humour, théâtre, musique, gestes et regards y sont autant voire plus signifiants que les mots. Maréchal, Boëldieu et Rosenthal sont bientôt transférés au sein d’une forteresse commandée par le Junker von Rauffenstein, noble de vieille souche sanglé dans un corset et raidi par sa minerve, cultivant en esthète l’unique fleur de Wintersborn. Loin de toute application scolaire à suivre le scénario ou à souligner tel effet calculé d’avance, la mise en scène rend limpide un savant jeu d’ellipses et de montage alterné, capable d’abandonner l’action principale pour s’attarder avec amusement sur la secondaire (voir le plan-séquence de la fouille dans la chambre et le rôle dévolu à l’instituteur, contre-point goguenard en premier plan). La volonté de fuir, ressentie par chacun, n’est justifiée par personne sinon avec des arguments spécieux : le sport, l’esprit de contradiction, le désir de retrouver une épouse infidèle, le besoin de faire comme les autres. C’est le propre d’une grande illusion que de s’imposer à tous sans raison ni discussion. On voit bien ce qui a pu séduire Renoir dans le sujet, au-delà de son appartenance à la "classe 14" : thèmes de la fraternité des métiers et de la division horizontale du monde au-delà des citoyennetés, heurts tragi-comiques provoqués par le brassage en collectivité d’individus appartenant à des milieux hétérogènes. À cet égard, l’inventaire des similitudes avec La Règle du Jeu s’avère éclairant : la première réplique de Rauffenstein est "J’ai descendu un Caudron" (l’avion d’André Jurieux, amoureux lui aussi d’une étrangère, une Autrichienne) ; Marcel Dalio s’appelle ici Rosenthal, qui sera là le nom de jeune fille de sa mère ; plus tard, le même explique à Maréchal qu’il possède aux environs de Paris une propriété avec clapier, faisanderie et garenne.


Le premier acte donne à observer la réconciliation des classes : les prisonniers percent le tunnel ensemble et entonnent d’une même voix La Marseillaise, toutes nationalités confondues. Lors de la seconde partie, le discours s’inverse en suggérant que ce rapprochement était peut-être trompeur. Les protagonistes constatent leurs irréductibles différences, parfois sur le ton de la boutade ("Au fond, chacun mourrait de sa maladie de classe si la guerre ne mettait d’accord tous les microbes"), parfois avec une note plus amère ("Décidément, les gants, le tabac, tout nous sépare", lance Maréchal au capitaine). Cette fracture est accentuée par les rapports privilégiés que tissent Boëldieu et Rauffenstein, conversant dans un anglais que leurs subordonnés ne maîtrisent pas, partageant la même particule et le même monocle, évoquant le même code d’honneur tombé en désuétude. Polyglottes et raffinés, ils se reconnaissent, se respectent, se vouvoient cordialement, se font la guerre "poliment". Toutefois une attitude les différencie : si Rauffenstein résume le refus de considérer la variété autrement que comme une hiérarchie, Boëldieu incarne l’impossibilité de se prêter à l’amalgame. Par patriotisme, il repousse la solidarité nobiliaire que lui propose l’Allemand ; il comprend tout le mérite de Maréchal et il l’aime mais, en aristocrate, il ne saurait consentir au tutoiement, aux confidences, à l’amitié. Reste le sacrifice. Convaincu que l'absurde est déjà vainqueur, peut-être fait-il le choix d'en finir en beauté, ganté de blanc, pour conserver au moins, tel Cyrano, son panache. S’opère en simultané une alliance inattendue entre Maréchal et Rosenthal, représentants des forces d’avenir, tandis que sont laissés en arrière les symboles du passé : les nobles et leurs privilèges, mais aussi l’intellectuel qui ne vit que pour Pindare, poète grec à l’académisme suranné. Finalement les deux hommes, qui ont réussi à s’évader, sont recueillis par Elsa, une fermière allemande dont le mari et les frères ont été tués au combat mais qui n’en garde aucune haine. C’est alors une nouvelle forme d’utopie sociale qui se concrétise avec la coalition de l’ouvrier, de la paysanne et, dans une certaine mesure, du capital représenté par Rosenthal. La psychologie s’atténue pour laisser filtrer la seule poésie, présidant à l’énoncé du moindre sentiment qui s’ébauche et (surcroît de pudeur) n’éclate jamais. Quelque chose des champs pacifiés du Fleuve souffle déjà sur la neige des montagnes où les fugitifs ont trouvé refuge. Mais leurs pas sont lourds vers une frontière si lointaine qu’elle tient du mirage. Et la fin ouverte ne permet pas de conclure sur la persistance de cet idéal d’harmonie et de sérénité, compromis par la montée des totalitarismes lors de la réalisation du film.


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S’il relève du schéma d’évasion et emprunte à certaines de ses conventions (le suspense, quelques morceaux de bravoure), le récit adopte un ton qui n’en relève pas moins assez largement de la comédie, depuis les calembours de Carette jusqu’au binôme mal assorti composé d’un costaud (Gabin) et d’un souffreteux (Dalio) obligés de se supporter pour survivre. On y voit les Anglais danser en travestis sur un rythme proche du french cancan, Cartier chanter du Fragson ou Maréchal fredonner Frou-Frou. Renoir a par ailleurs l’audace de brouiller la frontière des sexes avec la plus grande vedette masculine française de son temps. Avant la représentation organisée dans le stalag, les détenus réunis autour des malles de costumes caressent bas et bottillons. L’un d’eux enfile une robe et c’est comme une apparition. "T’as l’air d’une vraie fille", lâche Gabin troublé, tandis qu’un travelling silencieux suspend l’excitation bruyante des préparatifs. Ainsi que le souligne Rauffenstein, tous ces hommes aiment jouer aux soldats : la grande épopée humanitaire n’est pas du fait de Renoir mais plutôt une broderie XVIIIème siècle (ou une complainte Belle Époque) sur fond de lutte de classes. Si l’on convient que l’humanisme personnel du cinéaste est une donnée au moins aussi importante pour la compréhension de son talent que la pensée socialisante qui l’animait alors, et avec laquelle il ne se confondait qu’accessoirement, on doit prêter l’oreille à cette saillie prononcée par l’instituteur : "L’homme est un animal facilement adaptable". Admettre aussi que l’épisode Douaumont possède moins la terrible dimension d’un fait historique qu’il n’utilise à des fins spectaculaires un renversement imprévu de situation. La Grande Illusion revêt très superficiellement l’aspect d’un film de guerre. La violence des champs de bataille ne s’y exprime que par métonymie (les couronnes mortuaires, les unes des journaux, le bras en écharpe de Maréchal). Elle réapparaît uniquement par éclats, rouvrant chaque blessure. Ce n’est pas encore l’étonnante "guerre en dentelles" de La Marseillaise, ni l’avant-guerre tragique (où le mot n’est jamais prononcé) de La Règle du Jeu, mais essentiellement une parabole sur le conflit, son état et ses conséquences.


Charmé par un titre dont il reconnaissait le caractère peu explicite, Renoir semble se souvenir de L’Illusion Comique, la pièce de Corneille, pour suggérer que croire au retour de la liberté avec la paix est un leurre. Cette liberté ne réside pas dans la vie sociale, hypocritement stratifiée, apparemment libérée de la servitude mais où la guerre continue, sournoise, dans les cœurs. Au contraire, ces êtres placés dans des circonstances si exceptionnelles qu’ils ont dû abandonner la routine familière de leur existence, réunis qu’ils sont par le plus étrange caprice du sort, retrouvent dans le ciment collectif de la souffrance une miraculeuse sincérité, sont capables tout à coup de se découvrir heureux. Les amitiés se cristallisent, les incompatibilités se neutralisent, les contacts s’établissent non plus de supérieur à inférieur mais d’égal à égal, le chant et le spectacle (exutoires inévitables des prisons, vrais enfants de la communauté) viennent célébrer l’ordinaire promiscuité des relations humaines. Devant cela, le cabotinage de la mondanité a bien peu d’importance et l’uniforme encore moins. Un harmonica offert par l’ennemi, quelques tréteaux, le sens de la fête : il n’en faut pas davantage pour trouver le bonheur. Par-delà les clivages sociaux et les luttes fratricides, le "Montaigne du cinéma français" rappelle ainsi que même en temps de guerre, les combattants peuvent rester des hommes. Les frontières sont une abstraction inepte, le nationalisme une imposture, mais l’aspiration à une entente durable n’est pas moins illusoire. Quant à l’amour, il n’offre qu’un bref répit dans la tourmente. Telle est la règle du jeu. Trahi par l’intérêt que tous les personnages ont éveillé en lui, au même degré, Jean Renoir ne prend parti pour aucun d’entre eux au détriment de nul autre. Le film fait dès lors mieux que plaider pour un modèle démocratique, il s’impose généreusement de lui-même comme la démocratie en action. "Il y a une espèce de loi qui régit les humains et qui régit aussi les arbres : c’est que l’arbre ne sait pas qu’il deviendra énorme", a dit le cinéaste. La Grande Illusion, ce petit arbuste planté en terre étrangère, est devenu après s’être gorgé de sève le majestueux érable recouvrant de son ombre lumineuse l’art et l’esprit de son époque.


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Thaddeus
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le 19 févr. 2023

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