Il est intéressant de comparer les deux chefs d’œuvres de Renoir que sont La Règle du Jeu et La Grande Illusion, tout d’abord pour constater à quel point ils diffèrent esthétiquement, puis pour comprendre le propos humaniste qui les unit. Grand jeu de massacre cynique et virtuose, d’un lyrisme stylistique échevelé, La Règle du Jeu prenait le parti de considérer avec ses moyens la futilité de la comédie humaine, dans une ambiance anxiogène préparant à une nouvelle guerre. En 1937, deux ans plus tôt et à l’instar de Giraudoux avec La guerre de Troie n’aura pas lieu en 35, Renoir choisit d’évoquer le conflit précédent, souvent mentionné comme « la der des der ». Le parti pris est d’une simplicité confondante : un film de guerre sans combat, presque sans ennemi, un film de personnages et de visages. Convoquant un casting de haute volée, Renoir construit des types qui vont tour à tour alimenter cette fable humaniste dressant le portrait d’une humanité d’autant plus puissante qu’elle se trouve face à l’adversité.


Si le film est aussi considéré depuis sa sortie, c’est justement par sa propension à un discours. Face à une situation historique où la logique est celle de la destruction et la division des peuples, Renoir met en place, par le microcosme du camp de prisonniers, celle de l’apprentissage et de l’écoute. C’est un officier allemand qui coupe la viande de son prisonnier, un juif qui nourrit ses compatriotes, les conversations entre des classes sociales qui ne se seraient pas adressé la parole dans le civil. Trois langues se mêlent pour mieux dessiner les contours d’une société plurielle qui vit certes enfermée, mais qui survit par une solidarité jusqu’alors insoupçonnable. En évacuant le combat, Renoir propose surtout de voir la guerre à hauteur d’individu : les décisions ne lui appartiennent pas, la prise d’une ville ou sa libération non plus. Qu’il soit allemand ou français, instituteur ou aristocrate, il compose avec les mouvements d’une histoire qui va finalement exacerber son humanité.


Le cinéaste est conscient, à travers le choix de ses comédiens et par le truchement d’un art populaire, de s’adresser au plus grand nombre. On le voit par le traitement réservé à l’art dans le film : le camp de prisonnier a tout d’un pensionnat où l’on cherche à se divertir par les échappatoires de l’art : le disque qui ouvre le film, les livres, le théâtre et le travestissement, voire du morceau de flûte de Fresnay comme divertissement pour favoriser l’évasion… tout contribue à réunir les hommes et semble répondre au vœux que l’officier allemand fera dans la fabuleuse nouvelle de Vercors, Le silence de la mer quelques années plus tard.


Le film est donc bien le parcours d’un apprentissage de la vie et de la révélation de sa valeur : c’est bien dans les insignifiances du quotidien que se loge la saveur de notre existence : l’émotion extraordinaire des hommes devant la finesse d’un bas de soie, la prise de conscience de ce qu’est un foyer et fêter Noël, l’apprentissage d’une autre langue pour dire « Le café est prêt »… Le seul véritable moment de souffrance est celui de l’isolement de Maréchal, dont la véritable revendication est celle de tout le film : il supplie pour qu’on lui parle, de la même façon que Renoir appelle au dialogue, donnant la parole aux allemands en soulignant avec audace leur rigueur, leur savoir vivre et leur humanité.


La Grande Illusion est là : celle de penser que les hommes sont différents et que cela justifie qu’on s’entretue en substituant les armes à la parole.


Mais c’est aussi un constat plus amer, celui de voir cette utopie d’une communauté humaine ne pouvant apparemment se mettre en place que dans l’adversité. En témoigne cet ultime plan prévu par Renoir où l’on devait voir deux chaises vides, celles du rendez-vous donné entre Maréchal et Rosenthal à la fin de la « der des der ».


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/-_EDexOWxRE

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le 16 janv. 2014

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