L'émotion perceptible à l'issue de l'ultime scène est révélatrice de la haute dangerosité de The Apartment. Ou de son extrême efficacité, si vous voulez... Ne jouons pas sur les mots, les faits sont là, sous ses allures angéliques de "petite comédie romantique", se dissimule un objet démoniaque, perfide et retord, élaboré dans le seul objectif de nous piéger, de nous déstabiliser, de faire voler en éclat nos postures moqueuses afin de nous mettre à nu, spirituellement parlant. Le fauteur de troubles c'est bien lui, Billy Wilder, que certains avaient estampillé un peu hâtivement maître guignol pour s'être livré à de rocambolesques aventures avec deux travelos et une blonde décolorée... Mais c'est oublier un peu vite que notre énergumène a fait ses classes au sein de l'école Lubitsch, devenant ainsi l'apôtre d'une comédie dite intelligente. Pensant sincèrement que l'humour est la politesse du désespoir, il confectionne avec soin une comédie faussement légère, mi-tragique mi-rieuse, afin que nous nous amusions de nos travers, de nos petitesses, de notre gaucherie pathétique, de nos comportements lâches et absurdes qui font de nous des êtres désespérément humains ! Personne n'est parfait, n'est-ce pas, alors rions de cette vie si injuste, de ce destin tragique qui nous attend, rions afin d'exorciser nos peurs et nos angoisses, rions de nous et de rien d'autre, il finira bien par en résulter un soupçon d'espoir...
Il faut dire que l'espoir suprême, la promesse d'une vie épanouie et radieuse, entretenu habilement par nos sociétés modernes a tout de l'immonde fourberie. À grand renfort de publicité ou de légendes urbaines, on souffle bruyamment à nos prudes oreilles que le bonheur s'achète (appartement, télévision et autres produits consommables), s'organise (fêtes, cotillons et tout le toutim) et s'exhibe ostensiblement (famille wasp, je chanterai ton nom). Le bonheur tend les bras à celui qui se donne la peine de l'avoir : c'est le mythe du self made man ! Avec finesse et une précision d'orfèvre, Wilder, épaulé par le brillant I.A.L. Diamond, va s'employer à démystifier tout cela à travers l'exemple symbolique d'un monsieur-tout-le-monde qui gravit promptement l'échelle sociale en facilitant les escapades libidineuses de ses supérieurs. La vertu du travail et l'esprit d'entreprise sont désormais des données périmées, la réussite se donne à celui qui se fourvoie : tel est le message que The Apartment se propose d'illustrer, avec un cynisme et une sagacité absolument effarant.
Avant de prendre plus amplement ses aises et de réinventer la comédie triste, en réalisant la délicate symbiose entre drame et comédie romantique, The Apartment s'emploie tout d'abord à la satire sociale, avec une véhémence des plus réjouissantes. Il faut voir avec quelle délectation le grand Billy s'attaque à la société capitaliste et au monde du travail, en stigmatisant l'hypocrisie et les faux-semblants. Les principaux acteurs du système, du petit employé jusqu'au grand directeur, sont tous adeptes du double discours : on prétend travailler pour l'intérêt commun, l'entreprise ou la famille, tandis que les préoccupations sont d'ordre beaucoup plus personnelles : carriérisme, cupidité, narcissisme... L'entreprise, ce temple idéalement dédié à la méritocratie, n'est plus qu'un lieu de débauche et d'asservissement ! Les désirs charnels occupent tous les esprits, transformant les principaux décideurs en pervers chroniques et menteurs pathologiques. La clé de la réussite suit celle des plaisirs, qui passe de main en main, permettant à un "no one" de devenir quelqu'un. Du moins le croit-il ! Car le jeu proposé n'est qu'une supercherie, vampirisant l'individu tout en lui faisant miroiter l'image du bonheur.
La première séquence, magistralement exécutée, nous laisse entrevoir le pouvoir aliénant de l'entreprise sur ses sujets : la caméra glisse d'un plan de New York vers la société employant Baxter, nous révélant au passage une vision déshumanisante du monde du travail, avec ces employés anonymes affairés à leur tâche et ces bureaux empilés à l'infini. Baxter n'est d'ailleurs pas considéré comme un individu, il est réduit à ses initiales "CC" et à sa condition de fourmi parmi les fourmis. Une situation aussi dérisoire qu'absurde que notre gus accepte sans rechigner. " I work on the 19th floor. Ordinary Policy Department, Premium Accounting Division, Section W, desk number 861".
C'est là où The Apartment fait fort, en nous montrant un personnage conscient de son sort et qui décide malgré tout de se soumettre au système. Personne ne l'oblige à transformer son appartement en garçonnière, mais il le fait avec une rigueur ridicule dans le simple but de gravir l'échelle sociale. Seulement, les bénéfices obtenus ne sont guère plaisants : il sacrifie intimité et intégrité pour un bureau lugubre et pour avoir le privilège de ne pas pisser avec le commun des mortels.
Cette situation absurde, finement conduite par Wilder, dégage une sensibilité à fleur de peau grâce notamment à un Jack Lemmon, magnifique en clown triste : génial de drôlerie et de burlesque, arrivant à nous faire rire avec le plus vulgaire des accessoires (chapeau, lunettes de soleil ou pulvérisateur nasal), il parvient également à nous émouvoir en laissant transparaître cette mélancolie chevillée au corps, cette solitude sourde presque désespérante...
Au sinistre jeu de dupe proposé par la société capitaliste, Wilder oppose celui, bien plus sympathique et agréable, du cœur et des sentiments. Associant la rythmique de la "screwball comedy" à la finesse d'écriture des comédies du maître Lubitsch, il revisite la comédie romantique pour atteindre le parfait équilibre entre humour et drame, entre douceur et amertume. La relation unissant Baxter et Fran va constamment évoluer dans cet étrange entre-deux, parfois poignant et bien souvent attendrissant. Il faut dire que la joie n'est pas toujours au rendez-vous pour ces âmes en peine, pour ces rebuts du rêve américain : on boit, on avale des médocs, on tente de se suicider brutalement ou à petit feu... la désillusion est partout, pénible et cafardeuse : on est triste et seul, au milieu du brouhaha journalier comme lors des fêtes de fin d'année.
Si le monde du travail a brisé leur illusion comme il a fendu le miroir de Fran, le malheur n'est en aucun cas une fatalité ! Il faut savoir dire "non", refuser de participer à ce système avilissant et réinvestir le quotidien sur des bases plus saines ! C'est là où le jeu de l'amour entre en scène, rapprochant les solitudes, transformant des spaghettis à la raquette en instant hautement romantique et un banal jeu de cartes en déclaration d'amour : "Shut up and deal" murmure la belle à son amoureux. Il n'y a rien d'autre à dire en effet, avec du cœur et de la sincérité une vile garçonnière vient de se muer en doux foyer.