La première fois que j'ai vu ce film, c'était il y a une bonne dizaine d'années à l'Utopia bordelais. J'étais tombé amoureux de Cluny Brown. Cette revoyure sur un beau dvd Carlotta vient me tapoter l'épaule pour me chuchoter le souvenir, me ressusciter ces douces émotions.

Cluny Brown est un personnage qui me touche toujours autant. C'est une petite fille en passe d'être femme, qui veut en être une sans en avoir toutes les clés d'entrée. Jennifer Jones est formidable pour dépeindre cet enthousiasme, mêlé de crainte. Son personnage semble si frais, si impétueux, volontaire et prêt à dévorer la vie et dans le même temps consciente et meurtrie par les contraintes que la bonne société britannique instaure pour emmerder les jeunes femmes. Belle à croquer, elle incarne, le temps d'une ivresse, une catwoman lascive, miaou, qui a dû marquer Tim Burton : séquence adorable.

Il y a encore de cette jeune fille qui rêve du prince charmant, qu'un vieux Belinski (Charles Boyer) ne peut incarner à ses yeux. Question de convenances. Mais elle est aussi éprise de liberté, celle que s'octroient les écureuils sur les noix et même celle que les noix s'octroient sur les écureuils.

Belinski, celui qui ne peut pas mieux personnifier cette liberté, lui qui lutte contre Hitler, est le seul à véritablement pouvoir la comprendre et à en être séduit. Le reste de la société ne peut voir qui est Cluny Brown, surtout à l'accepter telle qu'elle est. Ils sont tous interdits devant ces idées, ces expressions, ces comportements que cet étranger essaie de leur communiquer. Ils sont tellement loin de la liberté qu'ils en ont oublié Shakespeare! Du domestique à la Lady, tous ne comprennent goutte à ce que peut dire ce bonhomme. Seule Cluny Brown l'entend.

A ce propos, la diatribe de Lubitsch sur l'emprise de la société britannique sur l'individu est d'un mordant irrésistible. J'avais oublié la violence de la satire. Il convient toutefois de rappeler que c'est là une problématique qui revient souvent chez Lubitsch, qui aime à ébranler les certitudes de ses personnages les plus assis, les plus installés sur des siècles de tradition. Dès l'époque allemande, ses muets pouvaient déjà mordre le fessier de la bien-pensance. Et cela se poursuit tout au long de sa carrière américaine. Donc, n'y voyons pas un boulet rouge sur la société britannique parce qu'elle est britannique, mais juste parce qu'elle est étriquée, comme toutes les sociétés traditionnelles. D'autre part, à la toute fin, même si le personnage de Belinski s'en va pour les Etats-Unis, il n'en demeure pas moins vrai que les sujets de sa majesté les plus coincés sont marris de le voir partir. C'est dire que malgré le poids de l'incompréhension, le souffle de la liberté finit par toucher les plus engoncés.

Cluny Brown n'est pas -je crois- le Lubitsch le plus apprécié. Je le trouve pourtant très bien fait. Peut-être pas parfait dans le tempo, ni dans la structure. L'histoire entre Betty Cream (Helen Walker) et Andrew Carmel (Peter Lawford) était-elle indispensable par exemple? Sans doute une manière d'aérer la trame et de donner un peu d'espace et de respiration à l'histoire principale entre Belinski et Cluny Brown?

Quoiqu'il en soit la finesse des dialogues est une nouvelle fois avec Lubitsch un des points forts de son film. Ils font souvent mouche. Incroyablement pertinents et loufoques à la fois. Je reste béat d'admiration pour le génie inventif des dialogues. On est souvent pris à se demander "mais où vont-ils chercher tout ça?" D'autant qu'aussi dingues qu'ils paraissent être, ces dialogues font sens, voire double sens. C'est là leur force : originaux et intelligents dans le même temps. Film sur la liberté par excellence, on est donc également happé par celle des dialogues.

Un petit mot sur Charles Boyer avant de partir, permettez. J'ai un petit faible pour ce comédien. J'ai cru comprendre qu'ici ou là l'acteur n'est pas toujours apprécié par les cinéphiles. Et je n'arrive pas à bien comprendre. Son accent pourri? Ranafout, pour ma part. Et je crois bien que c'était partagé par le public de l'époque. Je suppose même que cet accent exotique était cultivé pour asseoir ce petit charme malicieux qui se dégage de son sourire. J'aime beaucoup son travail sur ce film, son art de dissimuler, de jongler avec le sens des mots, et sa capacité à ne pas non plus trop en faire, à en garder un peu sous la pédale, que ce soit pour la surprise, la colère ou l'émoi amoureux. Il est propre, précis, très juste.

Et donc un autre Lubitsch surnaturel, avec pleins de bons acteurs (nomdidjiou, j'allais oublié de saluer la performance de Richard Haydn!), de bons mots et de jolis rêves pour sourire en vrai.
Alligator
8
Écrit par

Créée

le 24 nov. 2012

Modifiée

le 11 juil. 2014

Critique lue 539 fois

10 j'aime

2 commentaires

Alligator

Écrit par

Critique lue 539 fois

10
2

D'autres avis sur La Folle Ingénue

La Folle Ingénue
Sergent_Pepper
9

Lubitsch, ton univers imparable.

Lubitsch est un univers singulier qu’on retrouve avec un plaisir croissant à mesure qu’on en fait la connaissance. Un monde sur lequel les protagonistes posent leur regard iconoclaste dans un grand...

le 14 juin 2014

46 j'aime

9

La Folle Ingénue
Docteur_Jivago
9

Quel régal !

Alors qu'elle ne rêve que d'être plombière comme son oncle, la jeune Cluny Brown prend sa place pour réparer un évier et fait par la même occasion la rencontre d'un jeune et séduisant émigré.....

le 29 avr. 2015

38 j'aime

11

La Folle Ingénue
Artobal
10

La Soci était du spectacle

L’amour que je porte à ce film n’a d’égal que mon regret qu’il ne soit pas visible par tous, et en particulier par Socinien, brebis égarée qui trouverait dans cette étoile brillante la douce lumière...

le 17 juin 2013

34 j'aime

50

Du même critique

The Handmaid's Tale : La Servante écarlate
Alligator
5

Critique de The Handmaid's Tale : La Servante écarlate par Alligator

Très excité par le sujet et intrigué par le succès aux Emmy Awards, j’avais hâte de découvrir cette série. Malheureusement, je suis très déçu par la mise en scène et par la scénarisation. Assez...

le 22 nov. 2017

54 j'aime

16

Holy Motors
Alligator
3

Critique de Holy Motors par Alligator

août 2012: "Holly motors fuck!", ai-je envie de dire en sortant de la salle. Curieux : quand j'en suis sorti j'ai trouvé la rue dans la pénombre, sans un seul lampadaire réconfortant, un peu comme...

le 20 avr. 2013

53 j'aime

16

Sharp Objects
Alligator
9

Critique de Sharp Objects par Alligator

En règle générale, les œuvres se nourrissant ou bâtissant toute leur démonstration sur le pathos, l’enlisement, la plainte gémissante des protagonistes me les brisent menues. Il faut un sacré talent...

le 4 sept. 2018

50 j'aime