Quand l'amour impossible se trouve sublimé par l'art cinématographique

La Fièvre dans le sang est l'un des plus beaux films jamais réalisés sur la grande thématique de l'amour impossible. Elia Kazan est un réalisateur qui ne cesse de m'impressionner car il se montre toujours brillant dans la façon de gérer intelligemment la progression d'un scénario passionnant.
C'est principalement dû au fait que les personnages présentés à l'écran sont toujours riches au fond d'eux-mêmes, jusqu'à devenir des éléments symboliques de situations problématiques que l'on peut rencontrer dans la vie concrète.


Introduction générale :


Dans ce film nous nous retrouvons face à deux situations familiales différentes mais qui se recoupent l'une et l'autre sur les névroses psychologiques qui en découlent.
Deannie, jeune femme qui découvre l'intensité de l'amour, se voit mise à l'épreuve par sa mère qui n'a de cesse de lui montrer quel doit être le rôle traditionnel d'une femme dans la société, jusqu'à lui montrer le poids du péché et l'impossibilité pour une femme de ressentir du plaisir sexuellement. De plus, la mère de Deannie infantilise profondément sa fille, lui enlevant progressivement toute possibilité d'émancipation nécessaire à la construction de sa personnalité et de sa vie future.
Bug de son côté, évolue dans un cadre familial assez particulier, dans lequel il se sent obligé de ne pas décevoir son père qui croit dur comme fer que son fils se doit de faire de grandes études. Le père de Bud mise tout sur son fils, délaissant sa fille qui mène une existence complètement éclatée et débauchée, aux antipodes de son frère.
Le cadre et les enjeux du films sont donc rapidement posés si l'on y prête un minimum attention. On sent que tout cela n'annonce pas à une fin joyeuse. Le spectateur est ainsi prévenu.


Les parents comme source principale des problèmes à venir :


Un des éléments les plus marquants et les plus intéressants du film réside dans sa double ambition artistique. On nous montre à la fois cette magnifique relation entre Deannie et Bud ô combien déchirante, mais on nous montre également le problème que pose la famille, et les entraves qui en découlent dans l'affirmation des enfants.
En effet, les parents respectifs de Deannie et de Bud semblent penser que les problèmes existentiels de leurs enfants sont uniquement dû à cette relation amoureuse nuisible pour leur développement, alors que c'est tout le contraire. C'est bien évidemment les parents qui sont la principale source de cet amour impossible et des difficultés qu'ils vont endurer tous les deux.


Cette thématique touche à l'universel (ou du moins au général) dans le sens où elle est toujours d'actualité. Toutefois, on ne manquera pas de dire qu'elle était encore plus criante de vérité à l'époque où le film fut réalisé, notamment à travers l'idée de la filiation familiale, si chère aux yeux de nombreux parents, jusqu'à détruire l'existence de leurs enfants sans s'en rendre véritablement compte.


L'exploration psychologique et psychanalytique :


Elia Kazan met en pratique différentes théories psychologiques et psychanalytiques, notamment celle de Freud dans ce film. Il souhaite montrer comment se traduisent les névroses qui se construisent dans l'esprit de Deannie, personnage toujours très souriante en société, qui va se montrer impitoyable lorsqu'elle entrera en crise de démence, d'hystérie. Le corps traduit les blessures endurées par la conscience, et lorsque le tout éclate, il est impressionnant de voir un être aussi doux et calme habituellement, se mettre dans de tels états de crise. Tout est donc brillamment vrai dans ce film, Kazan prend le spectateur aux tripes en nous montrant comment un individu si délicat et plein de vie peut sombrer dans la dépression la plus totale, jusqu'à se faire interner pendant de très longs mois dans un asile psychiatrique pour un double motif (amoureux mais aussi familial). Deannie est une femme à qui l'on interdit de penser à la sexualité, à qui l'on fait comprendre quel rôle doit être le sien et avec quel type d'homme elle devrait chercher à être. On comprend qu'il y a une certaine forme d'austérité dans ce cadre familial qui ne sied pas du tout à la personnalité de Deannie.
Pour ce qui est de Bud, c'est un peu différent car cette rivalité psychologique avec son père ne s'exprime pas totalement à travers l'interdit sexuel ou la peur. Le père de Bud est davantage quelqu'un de profondément obtus qui souhaite que son fils devienne le plus grand. Bud a donc intégré ce qu'il devait être pour ne pas décevoir son père, à tel point que cela sera l'argument ultime qui le séparera de son amour. C'est notamment à travers la déchéance totale de sa sœur lors d'une soirée organisée que Bud ne pourra pas se résoudre psychologiquement à mettre un nouveau coup dur à son père. Cette rivalité est donc très intéressante car elle est symbolique d'une vérité que l'on retrouve dans de nombreux cas de figure. Le fils ne peut décevoir son père, et s'il le déçoit, une rupture est entamée dans cet exemple, ce qu'il ne peut pas se permettre.


D'ailleurs, les deux personnages, Deannie et Bud, sont en conflit psychologique avec leurs parents du même sexe et non celui du sexe opposé. Tout ceci est évidemment une nouvelle marque de l'influence du freudisme dans la mise en place de la construction scénaristique. Ce n'est aucunement dérangeant puisque ce sont des schémas d'existence que l'on peut complètement retrouver. Ils ne sont pas universellement valables mais ils existent bel et bien, et ce film nous en montre une traduction factuelle et particulière, accompagnée d'une sublimation artistique qui en vaut évidemment le détour.


La mise en place de l'amour impossible :


Je l'ai rapidement évoqué dans ma petite introduction générale sur le film et au cours des quelques analyses précédentes sur le rapport à la famille mais c'est bien cet amour impossible qui est au cœur de l'histoire. On sent que les deux personnages, Deannie et Bud, s'aiment d'un amour fusionnel et véritable d'une forte intensité sans jamais tourner au ridicule. Les moments qui leur sont consacrés sont toujours d'un réalisme assez poignant où l'on sent que leurs petites discussions et les petits regards qu'ils échangent sont déterminants dans la puissance de leurs sentiments réciproques. C'est donc une très belle relation qui est tissée et même nouée par le réalisateur, mais bien entendu, elle sera mise à mal par les différentes péripéties, les différents obstacles qu'ils vont devoir affronter l'un l'autre.
Quand bien même c'est le personnage de Bud qui entame une rupture avec Deannie, il reste jusqu'au bout attaché à cet amour mais se raisonne à l'idée qu'il est tout bonnement impossible.
Il a toutefois quelques sursauts (intéressants d'ailleurs) qui lui feraient tout voler en éclats sur l'instant mais soit il se résigne, soit il est trop tard (le moment où elle doit se faire interner et qu'elle doit cesser tout contact avec lui pour se réhabiliter psychologiquement).
Kazan nous présente alors une fusion entre deux êtres qui ne manquera pas d'émouvoir la sensibilité du spectateur.


Un final mémorable à la hauteur de l'œuvre :


Le final est tellement réussi. Il est touchant, difficile, profond, subtil et déchirant. Il ne cède à aucune facilité hollywoodienne, il s'assume jusqu'au bout, jusqu'à atteindre sa dimension tragique auquel il aspirait depuis le départ. Toutefois, cette tragédie se caractérise par une note qui ne tourne pas au noir total mais ouvre des perspectives sur l'avenir de ces deux personnages. C'est peut-être étrange à lire mais c'est ce que j'ai pu également ressentir. L'un a refait sa vie mais pense toujours profondément à cet amour (Bud), l'autre espérait recommencer cet amour après son long séjour en psychiatrie (Deannie). La fin nous laisse suggérer que tout se termine ici entre les deux mais pas sûr. On peut très bien imaginer une suite de ce scénario des années plus tard, ou simplement des mois plus tard après cette dernière rencontre que nous voyons à l'écran. En effet, les deux personnages se quittent sur une scène mémorable où l'échange de regards est presque insoutenable car on aimerait tous que cet amour se réalise et tente de repartir, à l'image de cette flamme stimulante et brûlante qui les caractérisaient l'un et l'autre dans leurs débuts.


C'est un film vraiment bouleversant, passionnant et marquant. Une expérience cinématographique inoubliable.

Créée

le 14 mars 2021

Critique lue 182 fois

9 j'aime

10 commentaires

Tystnaden

Écrit par

Critique lue 182 fois

9
10

D'autres avis sur La Fièvre dans le sang

La Fièvre dans le sang
Mr_Jones
9

Magistral !

Elia Kazan est un des rares réalisateurs qui traitent avec autant de force et de justesse des rapports humains. Ici, le thème principal sont les pulsions sexuelles adolescentes. L'histoire se passant...

le 9 juil. 2011

27 j'aime

3

La Fièvre dans le sang
Sergent_Pepper
9

Ce mature rejet du désir

On a coutume de situer la naissance de l’adolescence au cinéma avec La Fureur de vivre en 1955, où James Dean partageait l’affiche avec Nathalie Wood. La même année, il interprétait un autre écorché...

le 10 juil. 2019

26 j'aime

1

La Fièvre dans le sang
Ugly
7

la Splendeur dans l'herbe

J'étais persuadé que ce film était tiré d'un roman américain, mais il n'en est rien, c'est un scénario fort et complexe qui permet à Elia Kazan de signer un de ses plus beaux films. Bon d'accord,...

Par

le 29 oct. 2021

25 j'aime

11

Du même critique

Le Vieux Fusil
Tystnaden
3

Du pathos, toujours du pathos et encore du pathos

Le consensus général sur ce film est une véritable énigme, un incroyable mystère. Enfin peut-être ne l'est-il pas vraiment puisqu'il semblerait suffisant de produire un film dans un contexte...

le 14 oct. 2020

18 j'aime

11

2001 : L'Odyssée de l'espace
Tystnaden
10

Valse poétique et philosophique : une odyssée de l'humanité

Il est toujours compliqué d'établir une critique sur les films de Kubrick, mais l'épreuve redouble certainement de difficultés quand il s'agit de 2001, L'odyssée de l'espace, qui marque un tournant...

le 6 avr. 2020

16 j'aime

9

Le Désert rouge
Tystnaden
10

Poésie ardente

Le Désert rouge est un léger tournant dans la carrière brillante du cinéaste Michelangelo Antonioni. Si cette petite révolution s'effectue par l'apparition d'une nouveauté tout de même notable : la...

le 23 janv. 2021

15 j'aime

3