Valse poétique et philosophique : une odyssée de l'humanité

Il est toujours compliqué d'établir une critique sur les films de Kubrick, mais l'épreuve redouble certainement de difficultés quand il s'agit de 2001, L'odyssée de l'espace, qui marque un tournant considérable dans la carrière du cinéaste.


Nous sommes face à une véritable œuvre d'art qui mérite bien le qualificatif de chef-d'œuvre, car il associe bel et bien une richesse matérielle indéniable, une virtuosité formelle, une ingéniosité créative, et tous ces éléments convergent vers une intention esthétique déterminée.
Ce film témoigne donc de toute la génialité de son réalisateur, mais plus largement, de ce que le cinéma peut offrir de plus grand à son spectateur : on est dans la contemplation.


Le film est délibérément très lent, car c'est avant tout une expérience sensorielle qui se traduit par la puissance du travail de l'image et la gestion millimétrée de la musique afin de donner une dimension spectaculaire et intime. Tout est consciencieusement maîtrisé pour coller à l'univers et l'ambiance générale que Kubrick souhaite nous faire vivre. On ressent tout son perfectionnisme ici.


Il faut aussi rappeler que pour ce film, ce fut des heures et des heures de travail avec intensité au niveau de la construction des maquettes, au niveau de la photo, au niveau du placement des caméras, au niveau des idées pour créer des effets de rotation, d'illusion, etc. afin de reproduire les conditions véritables d'un voyage dans l'espace.
La volonté de Kubrick était d'être extrêmement pointilleux quant au réalisme de chaque plan, et on en voit bien le résultat, c'est somptueux de bout en bout et quand on le regarde 50 ans après, le film n'a pas pris une ride et nous impressionne toujours autant. Une leçon de cinéma à tous les niveaux où Kubrick nous rappelle qu'avec 12 000 000€ de budget, on peut produire une des plus grandes œuvres de l'histoire du cinéma sans avoir besoin de faire appel systématiquement à des budgets faramineux aux alentours de 200 000 000€.


Dans cette critique, il ne s'agira pas de dégager le sens de l'œuvre car le film se prête délibérément à l'exercice de l'interprétation, mais bien plutôt de déployer du sens dans l'œuvre, de donner de l'intelligence à l'analyse des séquences que nous propose Kubrick dans cette odyssée extraordinaire - qui est autant une odyssée de l'espace qu'une odyssée de l'évolution de l'histoire de l'humanité.


La composition du film :


Bien que cela soit sujet à débat, on peut néanmoins distinguer quatre temps majeurs dans le film, avec un demi-temps particulier qui lie le troisième au quatrième avec ce passage dans une faille inconnue afin d'accomplir cette fameuse mission si particulière dans laquelle sera pris le personnage de Bowman.
La particularité de ce film est qu'il est à la fois d'apparence destructurée tout en étant profondément structurée car les quatre temps qui composent le film font sens entre eux sans parfois avoir de liens immédiats comme ce que l'on pourrait trouver dans l'écriture d'un scénario classique. Le film peut donc heurter le spectateur à première vue car il n'y a pas réellement d'histoire au sens traditionnel du terme, autrement dit, il n'y a pas de scénario narratif linéaire clair. Cela suppose donc d'ouvrir son esprit à cette idée : le cinéma, tout comme la littérature et les autres arts, ne peut pas être cantonné à l'utilisation d'une seule méthode d'expérimentation artistique.


La première partie du film intitulée "The Dawn of Man" nous renseigne sur une réalité fondamentale de l'humanité. Elle peut être interprétée comme étant la vision pessimiste des origines et de la formation de l'humanité par le réalisateur, bien que le terme "pessimiste" est sûrement à prendre avec des pincettes car cela dépend sous quel angle on se place. On voit à l'écran des singes montrant des signes d'appartenance à un groupe (ce fait pourrait faire obstacle à l'idée d'un darwinisme social). Toutefois, ces derniers se battent contre une autre tribu autour d'un point d'eau, un élément symbolique qu'il s'agit de dominer afin d'assurer au mieux sa survie (ce fait pourrait quant à lui s'inclure dans la théorie du darwinisme social). On voit donc d'emblée que ce n'est pas simple, et que Kubrick ne néglige rien pour rendre de la complexité à l'histoire de l'humanité.


Après la découverte de ce fameux os, le singe comprend que cet objet peut devenir une arme de destruction et de supériorité face à ses semblables, il comprend également qu'il pourra s'en servir pour un tas d'autres choses : la technique vient de naître. L'homme s'approprie des objets et comprend qu'il peut les utiliser en sa faveur afin de favoriser sa survie et même plus que ça, son développement personnel. A ce moment précis du film, nous assistons bouche bée à un magnifique plan sur la lancée de l'os, qui par sa rotation dans l'air, nous conduit directement au vaisseau spatial et à la deuxième grande partie du film, nous voici dans le futur de l'humanité, des millénaires plus tard.
La deuxième partie nous montre à la fois toute l'ingéniosité technologique de l'être humain et ses travers avec le satellite nucléaire. Kubrick nous fait ainsi voyager autour des merveilles de l'espace accompagnée de cette valse et ce mouvement circulaire des objets. Nous reviendrons plus en détails sur ces phénomènes plus tard dans la critique.
Pour ce qui est des deux parties suivantes, on peut dire que Kubrick fut profondément visionnaire. Bien entendu, il est loin d'être le seul à avoir anticipé sur l'idée que l'intelligence artificielle allait avoir un rôle déterminant dans le développement de l'humanité future. Cependant ce qui est sûr, c'est qu'il est le premier à le mettre aussi bien en scène dans une œuvre cinématographique. Il y a donc ici une ingéniosité créative et une virtuosité formelle qu'il faut saluer. Dans la troisième partie, on retrouve notamment l'idée que l'intelligence artificielle est capable d'exercer un contrôle incroyable sur l'intégralité d'un vaisseau, l'intelligence artificielle capable de lire sur les lèvres des personnes pour décrypter numériquement leurs idées et intentions, les corps qui hibernent lors d'un voyage, les écrans qui fonctionnent avec des satellites permettant d'avoir des contacts directs avec la terre, et encore bien d'autres choses sont donc admirablement montrées à l'écran.
A travers une transition si particulière entre le troisième et quatrième temps, le spectateur sera confronté à un voyage qui défiera toute idée d'espace-temps. Kubrick tente de représenter cinématographiquement l'irreprésentable, et propulser ainsi le spectateur dans une zone d'inconfort en le confrontant à la réalité d'un voyage vers l'inconnu. Cette séquence ébahit par son mystère, mais étouffe par son angoisse. C'est tellement prodigieux que cette séquence laisse des souvenirs hautement mémorables.
Il développe également la thématique de la vie extra-terrestre dans la quatrième et dernière grande partie, nous interrogeant ainsi sur des intentions de la part de ces derniers qui nous paraissent incompréhensibles, ce qui contribue à repousser sans cesse les frontières de notre compréhension du monde, mais j'y reviendrai plus en détails ultérieurement dans la critique.


Ce qui lie toutes les parties du film entre elles c'est bien l'humanité. Depuis son origine, vers quel horizon peut-elle bien tendre ? Que nous est-il permis d'espérer ? Que devons-nous faire ? Qu'est-ce que la science nous apportera comme réponse ? Le progrès scientifique peut-il devenir un problème ? La voie que l'humanité emprunte est-elle parsemée de dangers ? Et encore tant d'autres questions qui sont soulevées...
Un autre élément relie toutes les parties du film entre elles, c'est bien évidemment ce fameux mystère autour du monolithe noir : objet de fascination, de convoitise, d'incompréhension. Il concerne aussi bien l'humanité depuis son origine mais aussi dans son futur.


La génialité de Kubrick est d'avoir mis en scène ce fameux monolithe noir sans lui donner de signification particulière jusqu'à la fin du film, sans toutefois qu'il soit surfait. Le monolithe noir ne s'explique pas, c'est une expérience qui doit être vécue par le spectateur afin qu'il se confronte lui-même à son interprétation quant à la signification de celui-ci. Voici ce qu'il évoque pour moi :
Le monolithe noir est à l'image du film, Kubrick nous laisse dans l'incompréhension, n'est-ce pas ce sentiment qui nous envahit lorsqu'on aperçoit le ciel étoilé et que l'on se rend compte que nous ne sommes qu'un agrégat de poussières d'étoiles perdus dans cet immense univers ?
Le monolithe noir peut aussi laisser entendre que l'humanité a besoin de la recherche perpétuelle de quelque chose, d'une figure, d'une forme de stabilité existentielle. Il nous est alors permis de comprendre que Kubrick peut associer l'amour incongru de l'homme pour la science, mais laisser entendre que ce dernier a toujours eu besoin de mener une quête spirituelle à côté. La science et la spiritualité se font face mais sans jamais s'anéantir l'une et l'autre, peuvent-elles même se compléter ? La question mérite d'être posée et les pistes sont laissées pleinement ouvertes car Kubrick n'enferme jamais son spectateur dans une seule idée.
On voit d'ailleurs que le monolithe ne peut pas être photographié par les scientifiques qui mènent une expédition sur la lune, un sifflement interminable se met tout de suite en place, empêchant la représentation de ce monolithe noir. L'humanité ne peut parvenir à capter ce qui le dépasse. Plusieurs interprétations sont possibles, plusieurs lectures sont permises : théologique, métaphysique, scientifique, etc.


Progrès, technique/technologie et science :


Il faut également évoquer la magnifique confrontation entre l'homme et la technique dans ce qui constitue la troisième partie du film. A son commencement, l'humanité a compris qu'elle pouvait faire usage de la technique, elle la dominait pleinement puisqu'il s'agissait d'objet simple que nous pouvions trouver en pleine nature (l'exemple de l'os). Alors que dans le futur, l'humanité se trouve renverser dialectiquement par son objet. La créature se détache de son créateur et se confronte directement à lui, et nous voyons tout cela par l'intermédiaire de Hal-9000 qui refusera de laisser entrer Bowman dans le vaisseau, contraignant ce dernier à lâcher son ami dans l'espace. Ainsi, la technique devient une arme de destruction contre l'homme alors qu'elle était originellement une arme de destruction pour l'homme. Le maître est devenu l'esclave de son esclave. On assiste à un renversement dialectique intéressant qui fait l'effet d'un retour de bâton contre l'arrogance humaine. L'homme n'est pas surpuissant et il ne pourra prétendre l'être. Magnifiquement leçon philosophique.


De plus, Kubrick nous laisse volontairement dans le flou le plus total quant à savoir si cette intelligence artificielle est douée de sentiment et de réelle mauvaise conscience lorsqu'elle se met à supplier Bowman de la laisser en vie. Est-ce ici le signe d'un simple mécanisme de défense contre sa propre destruction (à l'image de l'homme et sa pulsion de vie), ou est-ce le signe de l'émergence d'une capacité émotionnelle proche de l'homme ? Le mystère reste entier, et une nouvelle fois, c'est subtil et puissant sans emprisonner le spectateur dans une vision fermée. On laisse sans cesse la place à l'interprétation sans jamais que ce soit aberrant et de trop. Du grand art.


Cependant, Kubrick nous laisse une once d'espoir car l'on peut se poser la question suivante, l'humanité est-elle capable de comprendre son erreur ? C'est bien ce qu'il nous suggère, car Bowman parvient tout de même à anéantir la machine tueuse, après de nombreuses pertes certes, mais il y parvient tout de même. L'humanité se délivre alors de ses chaînes qu'elle s'était elle-même créée, mais tout cela pour aller où ? Vers l'inconnu et vers ce qui la dépasse, c'est peut-être ce que nous montre la dernière partie du film, au combien intéressante.


La possibilité d'une vie extra-terrestre :


Ce qui établit le lien entre la troisième et la quatrième partie c'est l'interrogation, le mystère autour de ces entités extra-terrestres et de cette possibilité d'une vie non-humaine dans l'immensité de l'espace. Ce thème a toujours fasciné Kubrick et on peut comprendre pourquoi : c'est tout simplement fascinant pour n'importe quel être humain puisque ça questionne notre place dans l'univers.
A la suite de l'entrée dans une faille incompréhensible pour l'esprit humain, Bowman va atterrir dans un endroit qui suscitera immédiatement notre curiosité de spectateur - surtout au premier visionnage. On rappellera également ici les traits de réalisme du film en montrant bien que le voyage vers de nouvelles formes de vie prendraient des siècles s'il fallait passer par la vitesse de la lumière, donc on passe par l'expérimentation d'une autre voie comme les trous noirs, les failles dans l'espace-temps.


Bowman est donc désormais retenu captif par ces forces extra-terrestres. Par ailleurs, Kubrick nous montre jamais ces dernières, à l'image de la figure de Dieu que l'on ne peut jamais montrer pleinement (voilà pourquoi la science et le mystère de la création divine s'affrontent, se testent l'un l'autre mais ne se détruisent pas).
Mystères, questionnements. Que veulent-ils ? Quelles sont leurs intentions ?
Cependant, on voit tout de suite la difficulté de se poser ces questions : elles sont typiques de l'esprit humain. On ne sait pas ce que veulent ces forces qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne contrôle pas, et penser qu'il y a un sens c'est peut-être resté trop enfermé dans une considération humaine, trop humaine.
Ce qui est sûr c'est que les extra-terrestres, en étant plus développé que nous sur le plan technologique et scientifique, utilisent leur connaissance de notre cerveau afin de représenter matériellement ce qui pourrait se situer dans les cellules mémorielles. Une question se pose à nouveau : Pourrait-on réduire intégralement le contenu de notre conscience, de notre mémoire de façon matérielle ?
Une nouvelle fois, on soulève une interrogation sans jamais trancher dans le moindre détail, ce qui laisse la possibilité d'y voir une multitude d'interprétations différentes.


Un final grandiose et mystérieux :


A la fin du film, nous n'avons pas réellement répondu à tous les questionnements suscités précédemment, encore une fois, c'est à l'image de l'humanité qui n'aura jamais toutes les réponses aux questions qu'elle se pose, et ce, même dans le futur. La science ne suffira pas à complaire intégralement l'humanité, elle ne peut se satisfaire d'une position qui est par définition insatisfaisante puisque l'origine de toutes choses est inconnaissable. C'est une grille de lecture très nietzschéenne que nous propose Kubrick, mais il n'y a rien d'étonnant à ça quand on voit se rend bien compte que l'un des morceaux phares du film est Ainsi Parlait Zarathoustra, référence explicite au livre le plus emblématique de Friedrich Nietzsche.


Cette fameuse dernière scène nous montre alors l'humanité dans une forme mystérieuse qui nous semble très lointaine. S'est-elle enfin extraite de toute forme de domination, de toute forme d'emprisonnement ? Est-ce une humanité libre ? Elle est pourtant représentée confinée dans une grande bulle.
De même, cet individu qui symbolise le futur de l'humanité se retrouve à contempler désormais une planète vue depuis une autre perspective que celle de sa naissance. Serait-ce ce qui attend l'humanité dans son futur ? Contempler de loin sa terre mère ? Quelle perception portera-elle sur tout ce qu'elle a accomplie ? Parlera-t-on encore de l'idée d' "humanité" ?


Le dernier plan du film nous laisse pantois par sa puissance artistique incommensurable.


Une valse porteuse de sens :


Comme je l'ai rappelé précédemment, ce film est avant tout une expérience personnelle. Kubrick nous délivre un spectacle sensoriel d'une rare puissance, car il parvient à manier le sublime Danube bleu de Johann Strauss afin de créer une somptueuse valse dans l'espace, il en résulte alors la mobilisation particulière de deux sens, l'image et la musique. De même, la scène d'introduction du film est accompagnée par une autre musique classique somptueuse, le Also sprach Zarathustra de Richard Strauss cette fois-ci, et se termine sur cette même musique.
J'ai eu l'occasion de l'évoquer brièvement mais Kubrick fait explicitement référence à Nietzsche dans son film et en particulier à la théorie nietzschéenne de la connaissance, avec les trois métamorphoses dans Ainsi Parlait Zarathoustra (cette fois le livre).


Le rapport de 2001, l'odyssée de l'espace à la philosophie nietzschéenne :


C'est un passage un peu plus technique dans ma critique car cela suppose d'avoir à certains moments des petites bases et notions philosophiques pour comprendre où je souhaite en venir.
Nietzsche est un philosophe qui se situe dans un héritage héraclitéen, il considère donc qu'il n'y a que du mouvement, que de l'apparence et jamais de stabilité ontologique. Il ne faut pas comprendre qu'il existe quelque chose derrière les apparences, il n'y a pas d'être, pas de "monde vrai", c'est donc un geste philosophique anti-platonicien, et par extension, anti-rationaliste. En considérant la théorie de la connaissance de manière très brève, on voit clairement le rapprochement qui peut être fait avec 2001 et ses multiples images qui nous présentent le mouvement des objets technologiques en rotation perpétuelle dans l'espace.
On peut également voir aussi que l'anti-rationalisme de Nietzsche s'accorde parfaitement avec l'expérience sensorielle déroutante que souhaite nous faire vivre Kubrick dans son film.
En effet, Nietzsche écrivait principalement sous forme aphoristique, ou proche de la prose poétique philosophique. Il y a donc à travers sa façon d'écrire, l'expression d'un rejet radical du projet rationaliste du point de vue formel, et comme par magie, Kubrick nous propose exactement un type d'expérience similaire.


On peut également évoquer un lien évident entre ce film et le chapitre intitulé "Les trois métamorphoses" dans Ainsi Parlait Zarathoustra. Dans ce chapitre, Nietzsche évoque les trois phases de la construction de l'homme créateur de valeurs (qui est le trajet d'un être humain ayant compris le sens de la terre, qui dit "oui" à la vie et s'épanouit à travers une utilisation intelligente de sa volonté de puissance) à travers l'image du chameau, du lion et de l'enfant.
Le chameau représente la phase où l'homme subit la morale, où l'homme subit les valeurs établies de l'extérieur. C'est un moment où l'homme est chargé d'un bagage futile pour lui-même (à l'image du chameau qui transporte des choses dont il n'a aucunement l'utilité), c'est un peu le moment kantien, et il s'agit de l'évacuer pour sortir de cette vie mortifère et aliénante. Ensuite, nous arrivons au stade du lion, qui exprime le fait de conquérir sa liberté, de reprendre en main son destin personnel. Le lion ne souffre plus du "tu dois", il veut être "maître dans son désert". Enfin, on arrive au stade ultime de l'enfant : il est créateur de valeurs et est parvenu à s'extraire de tout le carcan traditionnel des valeurs morales qui lui étaient imposées. L'être humain est donc capable d'être lui-même créateur de nouvelles valeurs. Il peut se diriger vers la voie du "surhumain".
On peut voir immédiatement le lien qui existe entre ce passage que je viens d'expliquer très brièvement et la troisième et quatrième partie du film de Kubrick. Effectivement, dans l'intégralité de la séquence de la confrontation entre l'homme et la machine, on peut s'apercevoir assez rapidement que l'homme est au début dominé, complètement sous tutelle de l'intelligence artificielle et que celui-ci baigne naïvement dans la croyance en cette dernière. David Bowman est donc l'incarnation de cette humanité capable de reconquérir sa liberté jadis perdue pour devenir le maître dans son propre désert à l'image du lion qui était autrefois chameau. Bowman parvient donc à vaincre l'intelligence artificielle, il la surpasse et entre dans la dernière phase possible qui s'offre à lui : la création de nouvelles valeurs à travers l'image de l'enfant chez Nietzsche (ah tiens c'est étrange, on remarque que la dernière image du film représente également une forme d'enfant assez étrange).
Kubrick suggère donc plusieurs possibilités et laisse volontairement le flou quant à cet avenir incertain. Il faut aussi rappeler ici que Kubrick s'adresse à l'humanité entière et que Nietzsche s'adresse plutôt à un être humain singulier.


Nous pourrions également revenir sur le monolithe noir et l'interpréter depuis une perspective nietzschéenne. Ainsi, nous voyons tout de suite que le monolithe apparaît comme étant l'élément essentiel et déterminant de la progression de l'humanité vers l'idée du surhumain (bien que le surhumain de Nietzsche ne s'apparenterait pas à une forme d'humanité étrangère à la notre, c'est bien plutôt une construction personnelle qui s'appuie sur notre propre humanité telle qu'on la connait aujourd'hui). En effet, Nietzsche nous informe dans le prologue de son ouvrage Ainsi Parlait Zarathoustra que, je cite :
"l'homme est une corde tendue entre l'animal et le surhumain - une corde par-dessus un abîme. Un franchissement dangereux , un chemin dangereux, un regard en arrière dangereux, un frisson et un arrêt dangereux. Ce qui est grand dans l'homme c'est qu'il est un pont, et non un but : ce que l'on peut aimer dans l'homme, c'est qu'il est une transition et qu'il est un déclin."


On voit tout de suite les liens multiples que l'on peut faire entre autre à partir du personnage de Bowman, qui peut illustrer à merveille ce passage. A la fois on trouve l'idée de la dangerosité de notre passé et de notre avenir (thématique récurrente dans l'œuvre de Nietzsche), mais on voit aussi l'idée que l'existence de l'homme n'est jamais figée dans le temps et qu'elle ne fera que se déployer à travers son évolution, typique de la réflexion philosophique de Nietzsche à partir d'une influence héraclitéenne sur la compréhension du monde.


Il y aurait encore tant à dire sur cette relation entre Kubrick et Nietzsche dans ce film et même dans certains passages de sa filmographie, que je n'ai pas la prétention d'avoir tout dit, tout éclairé, bien au contraire. Je suggère simplement des pistes de réflexions en référence à la philosophie nietzschéenne dont j'ai une certaine connaissance étant moi-même en master de philosophie.
Mais passons sans plus tarder au tout dernier chapitre de ma critique.


Postérité de l'oeuvre et brève réflexion sur l'irréductibilité de l'art à des concepts philosophiques déterminés :


Cette œuvre est sans aucun doute l'une des plus importantes de l'histoire du septième art, non seulement parce qu'elle est incroyablement révolutionnaire et subversive pour l'époque (il ne faut pas perdre de vue qu'elle remonte à 1968), sur le fond comme sur la forme. Et ce qui est bien plus fort, c'est que cette œuvre dépasse son auteur lui-même pour tendre vers l'éternité en s'adressant d'une part à l'humanité toute entière, sans oublier de s'adresser aussi à l'expérience singulière de chaque être humain qui se sent concerné face à cette œuvre. C'est donc une la double puissance cosmique de chef-d'œuvre, s'adresser à l'humanité et à notre propre individualité en même temps et avec une certaine technique objectivement géniale.


Cependant, l'œuvre de Kubrick, comme l'est n'importe quelle œuvre d'art, reste irréductible à des concepts déterminés qu'il nous serait permis d'extirper en faisant abstraction du médium cinématographique en lui-même. Toute cette critique est le fruit d'une expérience et d'une réflexion personnelle sur ce que ce réalisateur nous donne à voir à l'écran, avec une tentative d'analyse objective de certains passages du film. Evidemment, on peut encore déployer son sens, et on n'a pas fini d'en parler. On a à la fois envie d'en parler des heures tellement il regorge de substance à penser, mais à la fois l'expérience est tellement vécue de manière personnelle par l'individu qu'il est parfois difficile de poser des mots sur ce que l'on ressent. C'est cette ambiguïté si particulière, ce mystère si fascinant qui fait de 2001, l'odyssée de l'espace un film en tout point exceptionnel.


Le film nous laisse bel et bien des doutes, des questionnements, et c'est sûrement l'une des ses principales qualités car il le fait admirablement bien. Il n'y a jamais l'intention d'enfermer le spectateur dans des certitudes, et en cela, le film a une portée profondément philosophique car il interroge plus qu'il ne démontre. C'était aussi l'intention initiale du réalisateur que de produire de tels effets sur son spectateur, et on peut dire que c'est pleinement un succès.
Après réflexion, on peut avoir au moins une certitude sur ce film : 2001 L'odyssée de l'espace est bel et bien un pur chef-d'œuvre du septième art, un des plus grands films de l'histoire du cinéma.
Chapeau bas à Kubrick et toute son équipe pour cette merveille qui brille de mille éclats à mes yeux. Un travail monumental qui accouche d'une œuvre d'une puissance artistique incommensurable.

Tystnaden
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le 6 avr. 2020

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