De ces instants peuplant notre mémoire cinéphile, il en est un qui revient avec insistance lorsqu'on évoque le plus célèbre film de Fellini : déambulant au cœur de la nuit romaine, Sylvia (magnifique Anita Ekberg) finit à pieds joints devant Neptune et invite Marcello à la rejoindre pour un moment de cinéma, pour un baiser factice, pour un amour destiné à tomber à l'eau. Scène mémorable s'il en est, scène annonciatrice d'un film où tout est voué à tomber à l'eau : noyés, rincés, lessivés, le bonheur comme les ambitions, l'espérance comme les utopies, les dieux anciens comme les déesses en carton... tout, sauf le « monstre » trop ordinaire pour être emporté par les flots, et qui échoue forcément en terre de la désillusion.

Et c'est bien parce que celle-ci se suggère plus qu'elle ne se montre que Fellini se détourne du néoréalisme de ses débuts (La Strada, Les nuits de Cabiria...), et met en place avec La Dolce Vita un style bien plus personnel où se mêlent le rêve, l'imaginaire et le réel, où la théâtralisation et le carnavalesque côtoient les préoccupations existentielles comme les angoisses métaphysiques, où une ribambelle de personnages typés ou extravagants se succèdent au cours d'une narration qui se veut fragmentée, digressive, mais surtout pas linéaire. Ses préoccupations cinématographiques ont changé en même temps que les époques, dorénavant il cherche moins à montrer une réalité imposante qu'à évoquer celle qui se dérobe sous nos pieds : le miracle industriel pousse le pays vers un idéal illusoire, la fièvre du consumérisme gagne les esprits et met en branle les valeurs d'hier, sociales, familiales et spirituelles... La Dolce Vita, plus que toute autre chose, retranscrit avec force et poésie la perte des valeurs, la chute des êtres, l’avènement de la décadence.

Si le titre dissimule mal son ironie, et nous éclaire de ce fait sur la tonalité parcourant le récit, c'est surtout son caractère volontairement ambigu qui retient l'attention : une ambiguïté portée en étendard pour un film qui ne se veut pas simpliste, manichéen et encore moins moralisateur. Car si Fellini se désintéresse du néoréalisme, il en fait de même vis-à-vis d'une comédie à l'italienne dont le sous-texte se veut bien souvent moral. Fellini ne cherche pas à juger ses personnages, bien au contraire, en faisant de Marcello son double cinématographique, il se place au milieu des « monstres », ni meilleur ni pire que les autres. De même, la décadence qu'il met en exergue ne s'accompagne pas pour autant d'un regard désapprobateur. Il le dira lui-même en qualifiant cette décadence de « signe de vie », de signe annonciateur d'une probable renaissance. En attentant, il exalte la magie du cinéma, cet art de l'illusion qui permet de réenchanter ce qui ne l'est plus, c'est à dire le cœur du spectateur. L'illusion fonctionne, les sentiments générés sont vrais, car ce dernier n'est pas dupe et garde le sens des réalités. Contrairement à cette société qui nous est décrite dans le film, où le spectacle a envahi le réel, où le travestissement et la manipulation sont rois, où la seule illusion qui persiste est celle du bonheur de l'Homme.

Brillamment suggestive, la mise en scène véhicule à la fois une impression d'inconsistance généralisée, de conscience endormie et de réalité malléable ! Le recours à une narration non linéaire est en ce sens très judicieux, car la succession des saynètes et les nombreuses digressions influencent notre rapport au temps et au réel. Si l'aspect décousu peut être un frein à l'adhésion globale, cela permet néanmoins au cinéaste de mettre en place l'esthétique qui guidera ses prochains films (Huit et demi...) et surtout de maintenir constamment floues les frontières entre fantasme et réalité. Une ambiguïté également entretenue par l'image, grâce à l'opposition subtile entre « élégance » (esthétisme soigné (recours au cinémascope, travail sur la luminosité du blanc, la profondeur du noir), délicatesse induite par les mouvements de caméra et la musique de Nino Rota...) et « inélégance » (la vanité et l'amoralité des aristocrates, l'inconvenance des paparazzis...).

Mais c'est bien sûr à travers le personnage central, Marcello, idéalement incarné par Marcello Mastroianni, que le trouble se fait le plus prégnant à l'écran. Sa fonction de chroniqueur mondain fait déjà de lui un personnage ambivalent, contraint d'évoluer entre deux univers antinomiques, celui des stars qu'il observe pour son travail et celui du peuple à qui les articles sont destinés. Si ces deux mondes lui sont familiers, son ambivalence le prive de toute adhésion : quoi qu'il fasse, il sera toujours perçu comme l'étranger ou l'intrus. En épousant le point de vue de celui qui n'est à sa place nulle part, en confrontant son mal-être avec l'insouciance d'un univers frivole, le film invite son spectateur à la prise de conscience, à la lucidité à l'égard d'une société qui s'égare dans les vertiges du miracle économique. C'est le jeu incessant sur les contrepoints, sur les ruptures de ton, qui permet de dévoiler le visage d'une société en perdition morale : la multiplication du faux (faux miracles, faux penseurs faux « home sweet home » (le clinquant du château, l'appartement prison de Steiner), faux naturel (starlette qui répète les réponses qui lui sont soufflées, bruits de la nature enregistrés sur une bande audio...)) ne fait que mettre en relief la présence du vrai (vrai truqueur, vrai menteur, véritable misère affective ou dépravation...) ; de même, le rêve non réalisé d'une « douce vie », promis pourtant par les charmes nocturnes (bacchanales, danse, déambulation, ivresse...), finit par mettre au jour une réalité des plus douloureuses (dépression, crise cardiaque, suicide...).

Radioscopie de son époque, peinture sensible d'une Italie en pleine mutation, La Dolce Vita impressionne autant par la lucidité de son regard que par la finesse de son propos. Plutôt que de tomber dans le démonstratif ou le moralisme facile, la mise en scène privilégie la suggestion par l'image symbole et entretient délibérément l’ambiguïté comme gage de respect envers son spectateur : libre à lui d'interpréter les images et de tirer les leçons de cette histoire. Rien ne lui sera imposé, comme le montre cette fin ouverte, aux interprétations multiples.

Les images, elles, accompagnent notre regard et nous laissent percevoir la lucidité qui, progressivement, gagne Marcello. La posture piégeuse dans laquelle il se trouve initialement, est d'ailleurs remarquablement suggérée par l'image du paparazzi et les clichés qu'il entretient : perçu à travers l'objectif de l'appareil photo, la réalité du monde se trouve réduite à des instantanés, la vie idyllique à des moments figés sur papier glacé. Croire aux clichés, cela revient à croire à une illusion, à une supercherie, comme croire que les faveurs nocturnes ou les bienfaits économiques peuvent perdurer indéfiniment.

Ainsi, à travers le périple de Marcello, ce sont les croyances de tout un peuple qui vont être remises en cause. Dès la première séquence, on nous montre un hélicoptère transportant la statue d'un Christ au-dessus de Rome, explicitant superbement le propos du film : la religion s'envole pour laisser place à la modernité et à sa morale marchande. Les plans suivants nous montrent les déesses en toc dorénavant vénérées (on salue sommairement Jésus avant de reluquer les donzelles bronzant en terrasse), ainsi que les nouveaux organisateurs de la messe moderne, à savoir le monde médiatique. Tout est faux, tout est spectacle, à commencer par le miracle tant attendu, comme l'indique cette remarquable séquence où la rumeur concernant l'arrivée de la Madone est entretenue par les chaînes de télévision. Ce n'est pas la religion qui est critiquée ici, mais bien le cirque médiatique qui joue avec les croyances de la population.

Inévitablement, dans un monde propice aux désillusions, les croyances de Marcello vont être mises à mal, que ce soit envers son dieu personnel (le père qui est perçu comme fragile et malade), ou au miracle de l'amour (sa relation avec Emma est minée par ses nombreuses conquêtes féminines ; ses rencontres avec les starlettes (Magdalena, Sylvia) ne font naître en lui que de l'incompréhension (passif, désabusé, il se laisse simplement entraîner dans le bal ou la fontaine)). Mais la séquence qui résume le mieux son désappointement est la rencontre avec Steiner : ce dernier représente pour lui un idéal à atteindre, que ce soit sur le plan professionnel (homme de plume) ou personnel (la famille, les enfants). Mais là aussi les apparences sont trompeuses, alors que Marcello voit dans ce foyer un « refuge », Steiner lui ouvre les yeux en révélant « l'enfer » qui s'y trouve.

Ouvrir les yeux et regarder le monde tel qu'il est, voilà ce qu'il convient de faire nous rappelle Fellini. Sur la plage désenchantée, Marcello est-il devenu, à l'instar de la créature marine, un contemplateur désabusé du monde moderne ? On peut le supposer, même si l'échange avec la jeune fille laisse planer le doute : les mots non entendus peuvent être la manifestation d'une scission définitive avec le vrai monde. Mais le regard qu'ils échangent, à l'image du sourire adressé au spectateur, peut signifier au contraire qu'il n'est plus dupe. Le cinéma de la vie peut dès lors s'apprécier comme il se doit.

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le 19 mars 2023

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Procol Harum

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