Après avoir exploré le nord des Andes avec Nostalgie de la lumière et le sud avec Le Bouton de nacre, Patricio Guzman s’arrête au point d’équilibre avec La Cordillère des songes, récompensé par L'Œil d'or du meilleur documentaire à Cannes, pour clore sa trilogie politico-géographique.
Avec La Cordillère des songes, ce sont quarante ans d'une oeuvre intégralement conçue comme un mausolée à la mémoire d'un Chili supplicié sur l'autel de la junte militaire que Patricio Guzmàn referme, et, plus encore, dix ans d'une « trilogie de la mémoire », commencée par Nostalgie de la lumière et perpétuée par Le Bouton de nacre. Une exploration évolutive, d'un genre et d'une forme à nuls autres pareils, auscultation documentaire et poétique du corps social, politique et géographique du Chili, fusionnant le micro des souvenirs de jeunesse du réalisateur, au macro du cosmos. Un majestueux triptyque mental dans lequel la mémoire est considérée comme une force naturelle, successivement assimilable à la gravité, aimantant les familles des victimes de la dictature aux charniers du désert de l'Atacama, aux marées du Pacifique, rejetant les dépouilles des noyés de Pinochet, et désormais aux plis telluriques de la cordillère des Andes, grande ignorée du Chili et pourtant veilleuse silencieuse de la capitale Santiago. Une troisième barrière naturelle achevant d'isoler le pays comme une île, l'enfermant dans un espace hors du temps, filmé par Guzmân comme un Shangri-La dépouillé de ses pouvoirs magiques, jadis cocon d'une enfance protégée, avant de se transformer en prison à ciel ouvert pour l'adulte militant vite contraint à la fuite.
Si un tel projet d'exploration du temps perdu des origines et d'un passé idéalisé ne manque pas d'évoquer une certaine Recherche proustienne, c'est bien plus sous l'ombre tutélaire de Jorge Luis Borges, autre témoin des dérives autoritaires du continent, que semble se déployer une dernière fois le grand œuvre de Patricio Guzmàn. Le Chili de son enfance y devient son Zahir, l'objet obsessionnel de sa quête, et la Cordillère son Aleph, ce concept fantasmatique imaginé par le romancier argentin, « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'Univers vus de tous les angles ».
Néanmoins, Guzmàn se fait ici plus prosaïque, moins prolixe en arborescences métaphoriques que dans les précédents volets, s'éloignant assez vite de cette Cordillère, pour renouveler son regard de documentariste d'une manière qu'il juge plus intime. En exhumant tout d'abord longuement les archives de l'un de ses anciens camarades de lutte, le cinéaste Pablo Salas, qui aura fait le choix de rester durant la tempête de la dictature pour capter inlassablement les lueurs de l'incendie. Dans un poignant geste d'amitié et de contrition, Guzmàn laisse le travail d'un confrère prendre une place centrale dans son film, en réponse à sa propre Bataille du Chili, son premier documentaire de plus de six heures sur l'agonie de la démocratie chilienne, terminé en exil. Enfin, il se rend comme sur une tombe sur les ruines miraculeusement conservées de la maison de son enfance. Ce double retour aux sources vives de son passé lui permet d'achever un parcours documentaire au sens cosmique du terme : en revenant à son point de départ.
Et pourtant, malgré toutes ses bonnes intentions, il y a comme un sentiment de déjà-vu, d’une inlassable répétition : la voix désabusée de Guzman, contant un voyage dans l’espace et le temps, ne suffit plus à renouveler l’expérience cinématographique, à assurer le liant entre poésie et politique. La cordillère des songes, derrière la parfaite métaphore de la cordillère des Andes, semble s’embourbe dans un passé qui hante le cinéaste, laissant l'ennui et la léthargie se répandre à travers l'écran.