En 1938, Renoir n'a plus d'illusions. Pour lui le Front Populaire est déjà condamné...Son pessimisme va fusionner avec le charbon de la Lison et l'éclat d'une lame...
Après une première adaptation muette de Nana en 1926, intéressante mais ruineuse pour le réalisateur qui voulait faire de son égérie, Catherine Hessling, une star, Jean Renoir souhaitait réaliser douze ans après, une nouvelle adaptation de Zola, la Bête humaine. Pour cela, il fit de nouveau appel à son acteur fétiche, Jean Gabin, pour le rôle de Lantier. Celui-ci accepta à la condition de réaliser son rêve : conduire réellement une locomotive ! Ce qui fut fait...Gabin mettait même des billes dans la production. Claude Renoir Junior, opérateur sur ce film, faillit y perdre la vie. Heureusement c'est une caméra qui se fracassa sur les parois d'un tunnel et non la tête du neveu du réalisateur.


Le film s'ouvre sur un cri ! Un cri primal celui de la Lison, son sifflement sourd et fort, déferlant sur les rails comme un monstre fascinant mi-humain, mi-bête ! Ce sifflet, langage du rail qui a tant de sens différents. Tantôt un signal de détresse, d'alarme ou d'indication. A bord de la Lison, tout le monde siffle, Lantier, Pecqueux....Le sifflement devient langage ! C'est l'alarme, le bouleversement se profile, inéluctable. Les rails sont comme des travellings (Truffaut dira à Alphonse dans la Nuit américaine, 1973 : "les films sont comme des trains..."), tantôt si droits qu'on ne voit plus l'horizon, tantôt courbes comme l'espace et le temps des ancêtres alcooliques dont Lantier se souvient par bribes...Une altération...lorsqu'il serre doucement mais inexorablement la gorge de sa cousine, Flore, le long d'un rail, réveillé brusquement par le sifflement assourdissant de la locomotive...Encore le hurlement de la Lison qui le ramène à la réalité, à la vie, sa matrice. Jacques et la machine ne sont qu'un(e) ! Ils fusionnent dans un cri primal, le sifflement de la machine.
L'art de Renoir dans ce film est d'avoir trouvé le contre-point ou le grain de sable qui détraque la machine bien huilée, c'est sa spécialité et son apogée sera atteint dans "La Règle du Jeu". C'est Jean Renoir déjà qui l'assume en jouant le rôle de Cabuche, un SDF qui squatte les wagons chauffés et qui est accusé à tort du crime de Grandmorin. On peut déjà y déceler une connexion avec le futur Octave de la Règle du Jeu, également interprété par Jean Renoir. Deux personnages déjà condamnés par l'opinion publique...
Renoir resserre plus le cadre dans ce film avec davantage de gros plans sur ses vedettes et sur la Lison. Comme il le disait avec Gabin, c'est Lison la vraie vedette du film. Lantier est même marié avec une locomotive comme le dit si bien Pecqueux, magnifiquement interprété par Carette, lui aussi un acteur habitué de Renoir (La Grande Illusion, la Règle du jeu)
C'est alors que la profondeur de champ envahit la scène du bal ainsi que celle près de l'entrepôt...La profondeur de champ est, elle aussi, une altération qui déforme la réalité comme celle qui déforme la perception de Lantier mais qui le ramène inéluctablement à son destin, forcément fatal puisque "gâté par toutes ces générations d'ivrognes".
Simone Simon incarne ce que ressent Renoir, de la fascination mais plus d'espoir. Gabin est lui aussi fasciné d'abord et prêt à tout mais se rend compte petit-à-petit de la manipulation...Le film bascule alors. Entre Roubaud et Séverine, "ça va être terrible, ici" . Le tournant du film, c'est la réplique sèche et sans appel de Séverine qui dit à Jacques "entre nous c'est barré" comme une barrière de chemin de fer...
La scène qui a du inspirer fortement Carné pour les Portes de la Nuit (la scène où Reggiani marche le long des rails) : le travelling qui suit Gabin après le bal, le long des rails et celle qui suit avec Carette quand il a passé une nuit blanche. Il lui avoue le meurtre de Séverine et lui dit "chut tais toi, ne dis rien, ne bouge pas (Gabin disait déjà cette réplique à Dalio dans la Grande Illusion en 1937 : "ne bouge pas" en brandissant un énorme gourdin) , je l'ai tué et je sais que je vais en crever". Gabin devient soudain détaché du monde, il est réveillé une dernière fois par le sifflet du chef de gare. Il tente de faire comme si rien n'était, Carette le surveille du coin de l'oeil. Gabin qui explose : "je ne peux plus, je ne peux plus....", puis raccord studio sur la silhouette qui se dresse et saute... noyé dans la superbe musique de Kosma et le hurlement de la Lison. Et enfin le visage angélique de Lantier, éclairé par la lumière de l'apaisement et enfin libéré de la malédiction des ancêtres alcooliques... La réalisation est à la hauteur du talent de Jean Renoir et font de ce film un grand film qui marque décidément l'histoire du cinéma.

Créée

le 2 mars 2018

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