Un monstre d’acier avale les kilomètres de rail en même temps que son conducteur se dépouille petit à petit de son étincelle de vie. Le feu qui propulse le premier dévaste consciencieusement le second lorsque ce dernier se met à brûler d’amour.

La bête humaine est une fable humaine qui marque par la puissance de ses images autant qu’elle ennuie par son propos unidimensionnel. Renoir compose de la belle image, soigne chaque plan, et plus particulièrement ceux qui mettent en valeur son dévoreur de charbon, mais oublie dans le même temps d’insuffler de la vie aux âmes qui portent sa rage amoureuse. Pour ôter le souffle, il faut l’avoir fait naître, sinon l’impact recherché au moment où le destin fait son œuvre n’y est pas vraiment.

Un gros cœur bat pourtant sous l’armature en métal qui terrasse tout dans son sillage, mais il s’essouffle rapidement, perdu dans des noirs et blancs somptueux, tellement cajolés qu’ils finissent par faire de l’ombre aux personnages. Dans l’obscurité, se débat pourtant un casting aux petits oignons, Gabin, notamment, est comme à son habitude disposé à donner le meilleur. Mais il a beau se battre comme un diable pour s’extirper de la suie qui lui brouille la vue, il n’en sort jamais la tête. Renoir boude presque ses personnages, les délaissant froidement au profit d’un portrait fait de misère qu’il exploite jusqu’à l’os, plus intéressé par le symbole froid et inflexible que lui inspire son monstre enfumé que par le potentiel humaniste des petites âmes fébriles que la ferraille malmène.

Dès lors, quand il s’intéresse enfin à la chaleur humaine qui s’égosille sous le manteau glacial de ses images, qu’il ose dans le même temps un discours radical sur l’amour sous toutes ses formes, passionnel, intéressé, manipulateur, exclusif, il ne parvient pas à lui donner la spontanéité suffisante pour provoquer une certaine empathie; il y a bien une once de tendresse dans les étreintes que se partagent Jean Gabin et Simone Simon, mais c’est bien éphémère.

En fin de visionnage, c’est un sentiment de nostalgie qui s’impose devant l’adaptation en parti manquée qu’a façonnée Renoir très consciencieusement. La bête humaine possède une puissance formelle véritable, mais n’inspire qu’un respect silencieux faute de réussir à faire naître le sentiment, comme si le cinéaste s’était fait avaler tout cru par le monstre qu’il avait cru pouvoir dompter.
oso
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le 8 janv. 2015

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