Al Crane, cow-boy de fiction, créé par Lauzier, mis en images par Alexis (grand dessinateur de BD, dont la mort précoce a provoqué l'arrêt de la série). Les aventures d’Al Crane constituent une parodie absolue (sous des aspects très réalistes) de l’univers du western, sous la forme de brefs récits complets (7 ou 8 pages, au cinéma cela donnerait des courts-métrages) - Lauzier y déploie, encore plus qu’ailleurs, son cynisme, sa cruauté et son « héros » s’y montre, constamment, odieux, raciste, misogyne, xénophobe … et il ne fait aucun doute que cette série aurait de très grandes difficultés à sortir aujourd’hui.


(En bonus - deux aventures complètes d’Al Crane, proposées dans leur cadre d’origine, deux numéros complets de Pilote, redécouverts grâce au site 1001 mags, qui permettent en outre de constater que l’on avait, durant les années 70, une perception très différente de ce que pouvait lire la jeunesse, et sans doute de la jeunesse elle-même. On trouvera également dans ces deux numéros des sketchs extraits d’un autre ouvrage de Lauzier, Tranches de vie.)


http://fr.1001mags.com/parution/pilote/numero-26-juillet-1976/page-34-35-texte-integral
(Cliquer sur la couverture Pilote n° 26 ; l’épisode Al Crane se trouve dans les pages 35-42)


http://fr.1001mags.com/parution/pilote/numero-28-septembre-1976/page-42-43-texte-integral
(Pilote n° 28 ; p.43-50).


Il y a sans doute quelque chose d’excessif, voire de très contestable dans cette mise en relation entre les propositions de Lauzier et celles des frères Coen. Les récits des Coen sont sans doute moins sales, moins glauques, moins cruels (pas sûr …), moins premier degré (mais par ses excès Lauzier fait aussi œuvre, sans doute, de moraliste), bien plus ouverts à l’émotion. Mais il demeure un même cadre - le format court, le western avec tous ses emblèmes, la parodie, le goût de la chute imprévisible ; le cynisme aussi, l’humour noir, et plus encore le plaisir immédiat, très ludique … de la cruauté.


On en restera là pour Lauzier et pour ce bref prologue ; de fait, seuls les deux premiers segments du film peuvent effectivement susciter cette comparaison, en particulier le premier court-métrage, la fameuse Ballade de Buster Scruggs qui donne son titre à l’ensemble et lui sert d’introduction. D’une certaine façon, les frères Coen réussissent avec le personnage de Buster Scruggs la meilleure incarnation possible d’Al Crane au cinéma - tout comme ils avaient réussi avec The Barber la meilleure adaptation possible de L’Étranger de Camus, et dans les deux cas avec des scénarios totalement différents de l'oeuvre originale. Et ce n’est pas le moindre mérite des Coen brothers que d’avoir réussi, à travers leur œuvre, à définir ce que pouvait être une véritable adaptation, définitivement créative, au cinéma.


FIN DU PROLOGUE


Et donc - le plaisir très ludique et immédiat de la cruauté, ou Le Facteur sonne toujours deux fois …


Buster Scruggs (Tim Blake Nelson) est un personnage très paradoxal, directement inspiré du légendaire Roy Rogers, cow-boy en chemise à paillettes (une représentation de la conquête de l’Ouest à l’image de celle véhiculée par Buffalo Bill, dont la mythologie a également été mise à mal - par Robert Altman), effectivement surnommé le Rossignol de San Saba, mais jouant avec la même efficacité de la guitare et de la gâchette.


On nage en plein cartoon, mais l’humour, irrésistible, finit par virer au noir à l’heure du premier duel de Buster Scruggs (après avoir toutefois déjà éliminé une petite dizaine d’individus), où avec cinq balles, il va très consciencieusement découper les cinq doigts de son adversaire …


Et le film se poursuit sur la même tonalité avec un second sketch (Near Algodones) tout aussi efficace (et avec des dialogues irrésistibles) qui raconte l’histoire d’un pilleur de banques, faux voleur de bétail, mais véritable looser. Et ce segment, reprend après Buster Scruggs le principe du twist final en mode le facteur sonne toujours deux fois – ou une mort peut en cacher une autre. Ce sera le cas dans quatre des six histoires, Buster Scruggs, Near Algodones, All gold canyon et The Gal who got rattled.


Deux westerns parodiques, donc. Vous avez dit western ?


WESTERN


Tous les ingrédients, tous les emblèmes du western sont là ; il ne manque rien et mieux, ils apparaissent successivement dans chacune des six histoires, quasiment sans redondance. Bref inventaire :
• Monument Valley (avec un fond d’écran sans doute, car, en dehors de la poussière soulevée par le cheval de Buster Scruggs, rien ne bouge dans le vaste paysage), le désert, le saloon, le poker, les duels …
• La banque, le hors-la-loi pilleur de banques, le cow-boy et son troupeau, le voleur de bétail, les indiens (premier passage), la pendaison …
• Les saltimbanques et leur carriole (ici il s’agit d’artistes ; mais la référence vaut aussi bien pour les véhicules des guérisseurs de toutes sortes, comme celui conduit par Christoph Waltz dans Django unchained) …
• La ruée vers l’or, les prospecteurs …
• La conquête de l’Ouest, les émigrants, les caravanes, les indiens (bis) …
• La diligence, le trappeur, les chasseurs de primes …


Il ne manque (presque) rien - même si on est rapidement prévenu. Ces fragments-là de western sont tout sauf réalistes et il suffit pour s’en convaincre de revoir l’image du saloon perdu en plein désert, sans rien alentour (Buster Scruggs) ou, en écho, l’image de la banque égarée en plein désert, sans rien alentour (Near Algodones). Les Coen s’amuseront d’ailleurs à multiplier les clins d'yeux entre les différentes histoires, un des plus amusants étant celui des trous percés accumulés dans le sol, par le prospecteur dans All gold canyon et par les chiens de prairie dans The Gal who got rattled. Preuve aussi du souci de relier ces différentes nouvelles apparemment si dissemblables ….


… Mais nullement réalistes. Pourtant les frères Coen semblent bien parcourir toute l’histoire du western, du western classique (Monument Valley) au western spaghetti, qui explose également dès le premier récit, avec le tout premier duel (à un contre six) dans le saloon perdu et au western crépusculaire, finissant par culminer dans l’ultime épisode (mais à présent le western est loin) … Cette typologie n’est pas satisfaisante ; on pourrait tenter de lui substituer l’évolution des références aux grands réalisateurs qui ont écrit, depuis le début, l’histoire du western : John Ford (pour Monument Valley, et on commence à se douter que cette référence répétée est sans doute insuffisante), Anthony Mann pour le long voyage sur la piste de l’Oregon (mais la tonalité n’est pas vraiment celle des productions Disney), Sergio Leone et le western spaghetti, Tarantino avec les longs dialogues, très décalés, sans liens clairs avec le nœud de l’intrigue dans l’introduction de The Gal who got rattled et plus encore dans la diligence baignée d’un bleu funèbre qui emporte des voyageurs très bavards vers un espace improbable dans The Mortal remains ; très tarantinien (et du Tarantino le plus récent) également, ce voyage en diligence vers un lieu qu’on nomme mais qu’on n’atteindra pas …


Mais là encore ce ne sont que faux semblants : il n’y a en réalité rien de classique dans les récits des frères Coen à l’exception de l’image très figée de Monument Valley (mais ni cavalerie, ni drapeaux hissés au haut des hampes, ni sonnerie de clairon … en fait tous les emblèmes du western ne sont pas dans La Ballade de Buster Scruggs), pas grand-chose du western spaghetti non plus, à l’exception du casting de gueules lors des affrontements dans les saloons, pas grand-chose non plus du western crépusculaire tant les segments concernés finissent par échapper totalement au genre.


Une autre typologie, sans doute plus éloignée de la conquête de l’Ouest, pourrait davantage éclairer la démarche des Coen, une évolution fondée à présent sur les différentes tonalités (voire les différents genres) qui s’enchaînent tout au long des divers récits : la parodie, jusqu’au cartoon dans les deux premiers épisodes, la tragédie, sans transition, la métaphysique aussi dans le voyage nocturne et assez sordide des comédiens, l’émotion subtile, jusqu’au romantisme dans le parcours des émigrants et jusqu’au fantastique dans les ultimes instants.


Le western s’éloigne.


LA LEGENDELE ROAD MOVIE


Les Coen utilise un procédé très subtil pour installer, avant même que le film ne commence et à chaque station, l’idée de la légende : le recours à un livre d’images, que l’on feuillette, dont on découvre des bribes (une image, quelques lignes de texte) avant que le film ne prenne le relais. L’idée n’est pas tout à fait nouvelle : on en a de très beaux exemples notamment dans Cat Ballou (Eliott Silverstein, 1965) où le « héros », incarné par un Lee Marvin désormais plus alcoolisé et clochardisé que légendaire va retrouver sa propre légende grâce aux illustrés relatant ses exploits passés ; dans Mon nom est personne (Tonino Valerii, 1973) au moment où l’affrontement dantesque entre le héros absolument seul et la Horde sauvage s’inscrit dans les pages d’un livre d’images. Et de façon très révélatrice, ces deux excellents films tournés respectivement aux temps du western presque classique et du western spaghetti, finissent par s’inscrire, avec force, dans la lignée des westerns crépusculaires. La parodie y est certes plus que présente, mais elle offre un très bel écrin, aussi, à la réflexion.


La légende, c’est évidemment celle de la conquête de l’Ouest, la quête de mondes nouveaux et meilleurs, le temps des grandes émigrations (celle des caravanes dans The gal who got rattled), de la ruée vers l’or (All gold canyon), de la confrontation avec un monde très dangereux, celui des outlaws, des chasseurs de primes, d’une justice aussi expéditive qu’approximative … Tous partent vers ce nouvel eldorado - et logiquement le film épouse alors la forme du road movie.


Ils prennent la route, à cheval, en carriole, en chariots, en diligence, le pistolero chanteur, le pilleur de banques, l’artiste homme-tronc, la jeune émigrante, le prospecteur, les passagers de la diligence … Mais la plupart n’atteindront pas leur but car la mort est presque toujours au rendez-vous - le seul à en revenir, en fait, est le vieux prospecteur (parfaitement campé par un Tom Waits très minéral), mais la mort ne se contente pas seulement de le frôler … Le récit le plus évocateur est sans doute The Gal who got rattled, sans doute le meilleur segment du film, dans le format très singulier du moyen-métrage (presque une œuvre complète), construit autour d’une comédienne remarquable (Zoe Kazan) empreint peu à peu d’une immense émotion, touchant au plus grand espoir alors qu’on ne pouvait imaginer pire situation, et s’achevant, inévitablement, en drame. La caravane n’atteindra pas, du moins pour le personnage central, l’Ouest rêvé, l’état d’Oregon, le site emblématique de Fort-Laramie ; elle ne franchira pas la frontière entre le connu et l’inconnu.


Très curieusement, c’est uniquement le récit ultime, The Mortal remains, qui ne s’achève pas sur une mort brutale – mais l’ambiance (jusqu’au titre du sketch) touche à la fois au fantastique, au mystère insondable et mortifère. Et, nouvel écho, au segment des émigrants, les voyageurs n’atteindront pas non plus Fort-Laramie. Par-delà la singularité du récit et des dialogues très décalés, on finit par pressentir que toutes les morts individuelles jusqu’alors exposées, finissent par se résoudre dans cet ultime crépuscule, dans ce néant en noir et bleu.


LA FRONTIERE


OuNous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.


Tous échoueront donc à franchir la fameuse frontière, cette frontière dont Sam Peckinpah aura été le plus fervent défenseur. Mais Peckinpah est absent ici, trop sale, trop glauque pour la sophistication décalée des Coen ; pas de sols détrempés et défoncés, de chiens errants, de gallinacés caquetants – même si, on y reviendra, les animaux jouent aussi un rôle important dans La Ballade de Buster Scruggs.


La frontière, ici, on a compris, c’est aussi, surtout, la frontière entre la vie et la mort – qui a toujours le dernier mot.


Mais on ne saurait pas davantage s’en tenir à une interprétation aussi générale et sans doute trop simple. De sketch en sketch, les Coen développent en réalité une réflexion infiniment plus subtile qui s’étend au moins dans deux directions :


• L’affrontement entre l’homme et la nature, particulièrement illustrée (mais pas seulement) dans All gold canyon, avec les « forages » insensés du prospecteur, découverts dans une impressionnante plongée aérienne, et qui peuvent apparaître comme une destruction absolue (et très contemporaine) d’un paysage préservé et sublime (c’est dans cet épisode que se manifeste avec le plus d’évidence le talentdu chef-opérateur Bruno Delbonnel). On peut cependant parier que c’est la nature qui aura le dernier mot, qui reprendra ses droits et sa place à l’image du hibou et du caribou que l’on découvre d’ailleurs avant l’arrivée du prospecteur. Au reste ce dernier fait aussi preuve d’un certain sens de la nature quand il renonce à s’emparer des œufs découverts dans le nid de de l’oiseau-rapace (ou du moins à n’en consommer qu’un seul en omelette …) Les animaux sont d’ailleurs constamment présents dans les différents sketchs – et également répartis en plusieurs catégories : les animaux très domestiques, les chevaux évidemment (et la monture de Buster Scruggs, à qui il parle régulièrement n’est pas sans évoquer Jolly Jumper), les troupeaux de bovins, mais aussi un poulet très savant (Meal ticket) ou un petit chien très tenté par le retour à l’état sauvage (The Gal who got rattled) et des animaux représentant parfaitement cet ordre originel et immuable, le caribou et le hibou évidemment mais aussi les chiens de prairie qui jouent un rôle déterminant dans la chute (au sens premier) de The Gal …, où les multiples galeries qu’ils percent dans le sol constituent un écho positif aux désastre provoqué par les trous du prospecteur.


On pourra également revenir, très rapidement, sur le saloon et la banque perdus dans le désert, excellent gag à nouveau en écho, mais aussi certitude que le désert, bientôt, reprendra le dessus.


• L’affrontement entre l’homme et la culture - tout particulièrement développé dans le segment Meal ticket, dont on va enfin percevoir l’intérêt à l’intérieur de cet ensemble où tout apparaît désormais de plus en plus lié. Les artistes ambulants proposent à un public à la fois hébété, vieux et de plus en plus clairsemé, des monologues pour le moins singuliers et déclamés avec altitude : le poème Ozymandias, l’histoire de Cain et Abel, plusieurs extraits de Shakespeare, un discours d’Abraham Lincoln …


C’est à ce moment-là que va surgir le fameux poulet de cirque et mathématicien ; et les Coen développent alors un conte cruel sur la façon dont la poésie a été dévorée, dès les origines, par le show-business.


On s’éloigne alors définitivement de la fameuse frontière - pour entreprendre effectivement une réflexion sur l’évolution - et la mort, des civilisations dans un film où l’ambition transparaît peu à peu.


Et on peut dès lors libérer tout le fil qui relie étroitement le prologue et l’épilogue du film.


Buster Scruggs, dans son bel habit blanc et pailleté, après maints exploits vocaux ou à balles réelles, finit par rencontrer un cavalier tout de noir vêtu – une incarnation de la Mort (?) qui met fin, définitivement, au parcours du pistolero chantant.


Et d’ailleurs, dans presque tous les sketchs, les personnages chantent, souvent très mal, comme un moyen de conserver à la vie sa dimension ludique.


Buster Scruggs, mort après son ultime duel, toujours souriant, doté désormais d’ailes d’angelot, s’échappe en chantant vers le ciel, vers son paradis.


Dans le sketch ultime, il n’y a pas trace d’un paradis, pas de cavalier noir, pas de représentation symbolique de la mort à l’œuvre, pas d’échappatoire céleste mais une image d’un bleu très opaque et deux chasseurs de primes qui entraînent les voyageurs dans une étrange demeure, dont le portail aux énormes battants se referme hermétiquement sur eux. L’enfer après le paradis. Ces deux chasseurs de primes ne sont peut-être pas un nouvel avatar de la mort, mais plutôt, la représentation - comme une signature à l’instant où tout est consommé, de Joël et d’Ethan Coen eux-mêmes. A eux, le dernier mot, dans cette ballade à la fois jubilatoire et tragique.

pphf
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le 17 déc. 2019

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