Avec de la terre et de l’eau, on fait un homme

Documentaire historique s'il en est, L'image manquante ne retient pourtant qu'une seule date, celle du 17 avril 1975. C'est à cet instant très précis qu'un pays, le Cambodge, voit son Histoire basculer dans l'horreur avec la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges. C'est à cet instant également qu'un adolescent, Rithy Panh, voit sa vie "débordante de joie" s'envoler brutalement. Lorsqu'ils " sont entrés dans la capitale, il n’y a pas eu de cris de joie, mais une attente silencieuse " dira-t-il. Un silence qui en dit long sur cette incapacité à s'exprimer sur un traumatisme aussi profond. Ce n'est que bien plus tard, lorsque "l'enfance revint au milieu de la vie", que notre homme va pouvoir renouer avec son passé en tentant de mettre des mots et des images sur l'indescriptible ou l'inimaginable. Pour le devoir de mémoire et la catharsis, pour lui et pour les autres.


Contrairement à S21, qui s'intéressait avant tout au collectif, L'image manquante a tout de l'œuvre intimiste, retranscrivant l'histoire personnelle d'un homme pris dans la tourmente de l'Histoire. Ainsi, ce n'est pas par hasard si la première image qui nous accueille est celle d'une danseuse cambodgienne, en tenue traditionnelle scintillante, exhibant fièrement sa silhouette gracieuse et longiligne. C'est l'image d'une époque, aujourd'hui disparue, durant laquelle Rithy Panh, alors enfant, pouvait encore croire aux belles histoires peuplées de roi et de reine, de beauté et d'éclat... c'est elle l'image qu'il cherche tant, une image de sa jeunesse, de ses temps heureux et insouciants, effacée depuis des livres de son histoire car jugée bourgeoise et décadente par l'idéologie communiste dominante. Mais à cette image, si intime et personnelle, viennent se greffer d'autres aux résonances plurielles : celle de l'exode de Phnom Penh, que l'histoire officielle a occulté, celle également des paysans soumis à la famine tandis que les vidéos de propagande exaltent le collectivisme ou, plus généralement, celle de l'humain que le Kampuchea démocratique semble avoir oublié jusque dans ses logos ou ses symboles...


Pour y parvenir, Rithy Panh mêle aux images d'archives, officielles et partisanes, d'autres façonnées uniquement pour l'occasion, reconstituant ainsi un semblant de vérité à base de figurines en terre cuite et de décors miniatures. Bien sûr, en agissant de la sorte, il laisse libre cours à sa propre subjectivité. De même, en illustrant ainsi le texte de Christophe Bataille, conté par une voix off omniprésente, il fait de son documentaire une œuvre ouvertement didactique...


Néanmoins, en assumant pleinement un récit conté à la première personne, le cinéaste distingue toute de suite l'individu du collectif et donne chair au destin du Cambodge. De même, le traitement habile des différents types d'images va admirablement servir le sujet : c'est l'alternance entre images d'époque (de sources officielles ou clandestines) et passages fabriqués qui donne tout son sens au discours de Panh : c'est la dimension convenue des productions officielles (avec ces tableaux du travail collectif) qui donne toute sa véracité aux images arrachées à la censure (corps épuisé, enfants à la peine, etc.) ; c'est la mise en scène de la réalité par le régime khmer rouge (avec ces paysans fatigués qui tentent de faire bonne figure face à la caméra) qui donne toute son authenticité aux saynètes reconstituées (visages inquiétants, bouches déformées, paysage en ruine...). Face à la propagande d'un régime, Panh traque la vérité des êtres, mettant à jour les mécanismes du mensonge afin de mieux révéler la détresse de l'individu (travail organisé, corps affamé, etc.) et à travers lui, celle de toute une population.


Habituellement peu enclin à verser dans le sensationnel ou le spectaculaire, Pahn déploie des trésors de délicatesse afin d'éviter tout pathos ou dramatisation outrancière. Comme il a pu le faire dans ses films précédents (avec le recours au geste recréé dans S21 ou l'utilisation de dessins dans Le papier ne peut pas envelopper la braise), il aborde une nouvelle fois le réel à travers le prisme du factice. On appréciera ainsi le recours aux statuettes qui lui permet d'évoquer des sujets aussi graves avec une pudeur infinie. Le problème de la famine, par exemple, sera abordé de manière pertinente (avec cette portion de riz que l'on divise infiniment, avec la vision de cette enfant cherchant à boire la même eau que les vaches...) sans que l'on glisse vers un voyeurisme morbide (une figurine en terre cuite ne pouvant soulever la même émotion que la vision réelle d'un corps décharné).


Même si on peut regretter l'aspect froid ou détaché du film, on ne peut que saluer le travail entreprit par Panh et son équipe afin d'évoquer au mieux l'état de détresse de la population. Ainsi les couleurs vont se charger de sens et le basculement du récit vers des teintes uniformément ternes (des paysages de boue, des vêtements peint en noir...) en dit long sur une époque qui n'en finit plus de nier l'individu. De même, l'organisation des saynètes laisse transparaître des détails lourds de sens : on devine l'absurdité d'une idéologie à travers la vision de ces khmers rouges bien portants, tandis que le reste de la population meurt de faim, ou encore avec celle de ces billets de banque devenus soudainement inutiles dans cette nouvelle société. Et lorsque les détails se taisent, ce sont les mots ou les sons qui prennent le relaye : le son de la cloche rappelle l'existence d'un quotidien rigide et organisé, le bruit des grillons accompagne la détresse de celle qui va être exécutée, la voix off se substitue avec décence aux cris de celle qui ne peut enfanter.


" L’enterrement des mots, je ne veux pas l’oublier, c’était un acte de résistance ", dira le narrateur en se souvenant de son père. C'est sans doute là où se situe le but ultime de L'image manquante, dans l'évocation de l'individu qui crie et revendique son désir de vivre ; c'est l'image qui manque à la mémoire collective, celle d'un Cambodge où l'humain reprend enfin tous ses droits. C'est ce que nous indique Panh avec une certaine poésie, en sollicitant le pouvoir des mots (le "je suis un homme" scandé par le père avant de mourir) ou des images (avec cette anonyme défiant son bourreau du regard, en fixant avec fermeté l'objectif de l'appareil photo). Le Kampuchea démocratique a tenté de le faire disparaître, en vain, car l'Homme renaît obstinément de ses cendres, comme le symbolisent très bien ces statuettes en glaise : " avec de la terre et de l’eau, on fait un homme ".

Procol-Harum
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le 7 août 2022

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