Sur un îlot excentré, nombril de la nudité du monde qui se retire des productions humaines, du langage, du sentiment, pour revenir à sa primitivité : le poids de la nature, une famille de paysans vit dans le quotidien routinier d'un aller et retour absurde sur une barque pour aller chercher de l'eau au village et la ramener au sommet de l'île. Dans cette aliénation de l'humain par l'outil, par l'activité mécanique, incessante et insupportable de douleur et d'effort, la famille et la relation humaine n'existent que dans cette dépendance aux besoins primaires : l'eau et l'agriculture. Le mythe de Sisyphe prend tout son sens dans ce lieu reculé du Japon où l'homme est réduit au labeur envahissant dans l'aberrante volonté de vivre, de continuer malgré tout, d'avancer. Mais dans ces gestes rébarbatifs, ces plans qui reviennent cruellement redonner la cadence, cette musique obsessive qui enferme les protagonistes dans leur rituel, l'expression de la douleur évolue. Elle passe d'une expression physique à une expression psychologique : la souffrance attachée au poids des seaux d'eau et du chemin christique vers le foyer, à la recherche d'un équilibre précaire et éphémère dans cette condition injuste, se fait progressivement la souffrance d'une incapacité à se révolter, à se soulever, à nuancer la mélodie dissonante mais cycliique d'un quotidien qui prend toute la place, à une souffrance des protagonistes et du spectateur qui portent le récit sur le dos. Même la mort, la perte, le chagrin ne parviennent à se mettre en travers du chemin de la nécessité. Le cri poussé à la fin ne résonne pas assez fort pour glisser une note étrangère dans cet danse macabre et camusienne de la répétition. L'eau se change en or et les paysans en pionniers lorsque Shindo nous fait comprendre sous tous ses plans que l'eau mesure l'existence humaine au sein d'une journée : la toilette, l'arrosage des cultures, la satiété insatiable de la soif... L'homme n'existe plus que pour assurer sa propre existence : sans machines, sans moteur, avec à peine un peu d'argent lié à la vente du blé ou d'un poisson pêché au hasard d'un jeu enfantin, avec à peine un peu d'éducation centrée autour de l'apprentissage de la musique, comme pour accompagner le rythme infernal de la routine par une mélodie entrainante chantée dans la bouche de la jeunesse. Jeunesse avortée, éventrée, sacrifiée par ce labeur, par cette distance, par cette lenteur des lois de la nature inviolables qui ne permettent même pas au médecin de sauver le fils à temps de la fièvre. Vieillesse épuisée, résignée à l'absurdité de sa condition, persistante dans l'aboutissement de l'effort jusqu'à ce que la mort vienne la délivrer après avoir fauché le fruit d'une tendresse longtemps évaporée.Il ne reste plus que les ruines du rocher de Sisyphe, qui ne cesse d'être roulé par ceux qui se succèdent dans la boucle moqueuse du hasard et de la nécessité. Quelle place reste-t-il au milieu de la mer, tout en haut d'un dernier lopin de terre, dans l'aridité de la terre avide, les épaules meurtries par le déséquilibre constant de la subsistance, pour le sentiment, l'émotion, la singularité,l'amour, l'espoir ? Belle mise en abîme du cinéma qui rembobine constamment ses images, ses plans, sa sonorité, son voyeurisme de l'intimité de l'homme réduit à un pantin pelliculaire, sa manipulation d'un spectateur saisi pour un temps bref d'un horizon éloigné de son réel quotidien et circulaire : métro, boulot, dodo, cinéma qui nous offre au moins la consolation d'une fin dans l'enfer d'un monde qui continue éternellement d tourner sur lui-même. Le cinéma de Shindo assume brillamment et avec succès l'échec à saisir et à se révolter contre l'insaisissable fatalité du mouvement perpétuel de la vie.

IvanDuPontavice
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le 1 mai 2016

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