Au risque de me faire lyncher par les allergiques aux spoilers (vous voilà prévenus), il m'est difficile de résumer Dogville sans exprimer en même temps quel point de vue, quel tissu dramatique ressort le plus de mon expérience du film. Celui-ci étant l'empirisme malsain et aux limites de la('a)moralité dans lequel se perd le personnage de Grace, brillamment interprétée par Nicole Kidman. Non, ce n'est pas l'histoire racontée par la voix délicieusement British de John Hurt, ni les analyses intellectuelles de l'ennuyeux Tom Edison junior qui marquent selon moi l'unicité de ce film au milieu de tous les oeufs pseudo-moraux, politiquement corrects et de bonne conscience que nous pond la majorité du cinéma international (spécial coucou aux amerloques).
C'est bien plutôt la traversée, l'expérimentation anthropologique de la non-sacrificielle Grace (au nom un peu trop ironique) d'une société dystopique, microcosme d'un american dream en total déclin.
Dogville raconte l'épopée d'une jeune femme fuyant le milieu mafieux de son père arrogant, fuyant sa propre arrogance pour refonder ses idéaux et sa foi en une humanité morale et bienveillante dans la petite ville théâtrale de Dogville. Théâtrale, minimaliste, appelons-la comme on veut, le premier trait de pinceau marquant de cette oeuvre n'en reste pas moins le dogme, la contrainte d'un décor sur les planches d'un théâtre dont les contours n'existent pas, et dont la seule lumière est celle rythmant le jour et la nuit.. Ecritures blanches indiquant l'emplacement du chien, des buissons, le nom des routes ; quelques meubles et lits pour figurer des foyers ridiculement faux d'où les murs et par là-même tout espoir d'intimité et de discrétion sont profanés par le voyeurisme du narrateur et du spectateur.
Parce que oui, pour le meilleur ou pour le pire, la distance n'est permise qu'à nous "peepers" et à la voix-off d'un narrateur gâteux et pervers. La substance même du film assume son immatérialité, son non-réalisme, sa condition artisanale avec brio. Pas besoin de beaux effets ou d'impressionnisme expressionniste quand on a du Vivaldi, une maquette, des bons acteurs dans des personnages archétypaux, une trame prévisible mais jouissive par l'amer regard qu'elle pose sur une frontière floue entre bonté civilisatrice et intérêt primitif.
Enfait, ce qui captive le regard aux premiers abords, c'est vraiment cette dénudation chirurgicale depuis les contours jusqu'au noyau même d'une ville. Dénudation et dégradation de tout ce qui fait d'elle une organisation des moeurs et coutumes de sa population, 15 petites personnes désoeuvrés, désabusés, dont le quotidien insignifiant n'est rythmé que par le temps, ou plus précisément, par le déroulé des quatre saisons de Dame Nature (Vivaldi encore!!) :


-Du printemps surgit Grace, pleine d'espoir, prête à démontrer qu'il reste un peu de décence et de bonté chez les plus ordinaires des citadins dans la plus chiante des villes.
-L'été met en place l'utopie à laquelle Grace travaille avec joie, pour les autres, pour elle-même, pour être acceptée.
-L'automne nous pond une Grace enchaînée, une Grace esclave, une Grace violée, une Garce abusée par la foi qu'elle portait envers cette piétaille, ce poulailler d'hommes aux instincts primitifs, de femmes aux jalousies acerbes, et d'enfants acharnés à prouver qu'ils ont bien perdus leur innocence.
-Puis l'hiver nous vomit une Grace vendue vulgairement aux mafieux qui la recherchent, qui retrouve son papa qui après tout avait raison sur toute la ligne philosophique du film (venant combler heureusement la philosophie creuse d'un Thomas Edison produit insupportable de l'idéalisme américain), une Grace qui, après une brève hésitation, brûle tout le monde et se prélasse dans un cynisme plus logique, plus implacable, plus confortable ; dans la non-civilisation, dans la non-moralité, dans la désillusion.


Finalement, ce que je cherche maladroitement à exprimer, c'est ma conviction que Grace n'est pas, ou du moins ne se considère jamais comme victime de l'avidité et de l'ignorance d'autrui, mais toujours douloureusement au-dessus, froidement objective et scientifique, telle une démiurge s'embourbant dans l'arrogance de son expérience anthropologique. Il n'y a qu'à constater l'absence d'émotion et l'impassibilité du personnage (merci Nicole) lors de scènes difficilement appréciables par nos acquis moraux, excepté lorsque l'on brise devant elles des figurines qui semblent être à ses yeux plus précieuses que tout atout humain de par leur caractère inanimé mais non moins symbolique d'un monde qu'elle a échoué à prouver. Il n'y a qu'à voir son absence totale d'affectivité et même d'humanité pour faire de Grace une anti-vierge, une anomalie, un catalyste s'infiltrant comme la Peste dans la tranquilité d'une petite ville pour y révéler ce qu'il y a de bien pourri à l'intérieur de ses habitants (coucou Lynch).


A la fin, lorsque tout sera détruit, lorsque toute l'hypocisie, la fausseté, le charme double-face d'un idéal de société pacifique qui n'appartient qu'aux dérives et simagrées de l'Art (on en revient au caractère purement théâtral du film qui ne cesse de s'assumer comme fiction, comme non-réalité) seront nettoyés par ceux qui font réellement la loi et la morale, les criminels ; lorsque de Charybde en Scylla, tous ces chiens d'humains se seront entre-tués, il ne restera plus qu'un aboiement, qu'une soudaine et solitaire matérialisation d'un chien nommé Moïse qui n'a plus personne à guider, plus aucun commandement à donner, plus de voix à écouter, mais simplement la destruction endogène de cette race humaine à encaisser, plus qu'à hurler l'incohérence d'une ville qui ne survit que dans le souvenir de son nom, "Dogville".


Alors : DOGmatisme, DOGgystyle, ou DOGue ? Chienne de vie dans tous les cas.
Bisous Lars et merci pour les yeux écarquillés.

IvanDuPontavice
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le 9 sept. 2017

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