« L'Homme Tranquille » est un véritable exploit. Personne, pas une seule compagnie cinématographique ne voulait financer ce film, dont tous méprisaient le scénario : trop simple, trop intimiste, trop Irlandais... L'une d'entre elles a finalement accepté de le produire, mais à reculons. Résultat... Ce fut l'un des plus grands succès populaires et critiques de John Ford. Romance intense et symbolique, Ford y exprime tout son amour pour l'Irlande de ses ancêtres, et en filigrane pour la terre d'immigration que sont les États-Unis. Ford délaisse ici le western pour un film contemplatif, où l'action n'est mue que par les sentiments, notamment amoureux. Dans ce long métrage il n'y a pas de réel méchant, pas d'échanges de coups de feu, et pourtant il y a de la tension, du suspense. Une tension incarnée par Maureen O'Hara, aux cheveux d'un roux flamboyant. Personnifiant la fougueuse et traditionnelle Irlande à elle seule, elle donne bien du fil à retordre à son partenaire, l'inimitable John Wayne. Ils forment tous les deux un couple tonique et magnifique, à l'image de la rugueuse Irlande : ses bocages, ses collines, ses averses torrentielles, ses vieilles pierres... Une Irlande sublimée par un Technicolor somptueux, qui ne rend la rousseur de Maureen O'Hara que plus éclatante.


John Ford arrive à retenir notre attention, à nous passionner pour ce qu'il filme, par la seule puissance de l'image, assistée ici et là de la parole. Entre Wayne et O'Hara, c'est le coup de foudre immédiat. Mais leur amour reste irrésolu, leur union n'est pas consommée. Et c'est cette tension qu'exploite Ford, ce manque profond qui déchire nos deux héros. La tradition un peu bête et méchante est alors incarnée par le truculent Victor McLaglen, qui joue le frère de O'Hara... et qui ne manque pas de bravoure, en personnifiant également l'honneur de la famille, auquel devra se frotter John Wayne. L'image, je le disais, a ici une force phénoménale. Une force tellurique, presque primitive, quasi biblique, comme dans les meilleurs films de Ford et de son disciple Kurosawa. Il suffit d'un plan sur le verdoyant paysage ou sur O'Hara et sa robe bleu azur et rouge vif, les cheveux au vent, pour nous faire fondre. Tout est dit avec une grande économie de moyens. Le moindre tressaillement, le moindre regard en dit plus que de vaines paroles. La demande en mariage de Wayne envers O'Hara devient alors irrésistible, un moment de poésie et d'humour rares.


Mais toute cette énergie ne serait pas aussi joyeuse sans un autre de ses exutoires : la chaleur et l'humanité des personnages « secondaires ». Ward Bond y est exceptionnel en prêtre au physique (et au caractère) de rugbyman, tout comme Barry Fitzgerald en entremetteur de mariage malicieux. Même Mildred Natwick nous donne le sourire, en châtelaine plus humaine qu'il n'y paraît, ne serait-ce que par son honneur blessé. « L'Homme Tranquille » est tout autant un film intimiste qu'un film épique... voire homérique (clin d’œil à une séquence qui m'a fait rire aux éclats : Fitzgerald devant le lit nuptial) ! Si nous retrouvons deux héros dignes à leur façon de l'Iliade ou de l'Odyssée, nous sommes également face au chœur antique, à la foule passionnée, parfait reflet des sentiments du couple principal. Ces personnages qui sont tout sauf secondaires, qui font tout le charme du film, qui démultiplient l'intrigue en dizaines de sous intrigues, qui viennent donner davantage de corps à un film qui n'en manquait pourtant pas. Il en résulte une séquence finale réjouissante, avec cette foule curieuse et avide d'action, qui ne fait que grossir à mesure que la perspective d'un affrontement mémorable se fait de plus en plus plausible.


En somme, « L'Homme Tranquille » est un long métrage qui déborde de générosité, comme une choppe de Guinness remplie à ras bord, avec laquelle on trinque entre amis en partageant un grand sourire. John Ford signe là un film onirique et réaliste à la fois, comme un rêve éveillé, improbable et pourtant si réel, si vrai. Un très beau film.


Critique à retrouver sur mon blog ici.

Créée

le 2 avr. 2018

Critique lue 372 fois

16 j'aime

5 commentaires

Arthur Debussy

Écrit par

Critique lue 372 fois

16
5

D'autres avis sur L'Homme tranquille

L'Homme tranquille
Sergent_Pepper
8

Une main tendue…dans ta face.

Œuvre à part dans la filmographie de Ford, L’homme tranquille est l’un de ses films les plus personnels, qu’il a tenté de monter pendant 15 ans et qu’il a pu faire grâce à Rio Grande, film de...

le 5 sept. 2014

39 j'aime

4

L'Homme tranquille
Docteur_Jivago
8

L'amour pour ses racines

"C'est ma première tentative d'histoire d'amour. Je voulais tourner une histoire d'amour entre adultes" C'est en 1952 que sort "The Quiet Man" où John Ford nous narre l'histoire de Sean Thornton, un...

le 24 déc. 2014

29 j'aime

7

L'Homme tranquille
raisin_ver
9

Critique de L'Homme tranquille par raisin_ver

L'Irlande, la magnifique Irlande où revient un homme. Un des meilleurs rôles de John Wayne qui fait preuve d'une retenue et d'un charisme remarquables. John Ford fait d'une histoire d'amour un film...

le 15 juil. 2011

27 j'aime

3

Du même critique

Mary et la Fleur de la sorcière
ArthurDebussy
4

« Kiki à l'Ecole des Sorciers »

Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière...

le 24 févr. 2018

58 j'aime

12

Princesse Mononoké
ArthurDebussy
10

Le passage d'un monde à un autre

« Princesse Mononoké » couronne la carrière d'Hayao Miyazaki par bien des aspects. Peut-être son film le plus riche et le plus complexe, c'est également l'un des plus accomplis formellement,...

le 13 août 2016

36 j'aime

10

Il était une fois dans l'Ouest
ArthurDebussy
9

Western épique et lyrique

Vu une première fois, trop jeune, il y a longtemps, j'étais complètement passé à côté de ce film. Je m'étais dit « tout ça pour ça » ?! Je ne comprenais pas le concert de louanges qui entourait ce...

le 19 août 2020

32 j'aime

20