Gloria, va, chevalier, va !



(https://www.youtube.com/watch?v=iHbWrRcZpVU)


Oyez ! Oyez ! Braves gens ! Oyez une folle nouvelle qui bouleversa la fermeture du festival de Cannes 2018 !


ENFIN ! ENFIN !


Après tant d'attente, après tant de déboires, triomphant d'un contexte plus qu'infernal et d'une terrible malédiction qui nous coûta Jean Rochefort et John Hurt, ENFIN, Terry Gilliam parvient à sortir son mythique Dom Quichotte, resté jusqu'ici au stade de simple documentaire !


Alors, qu'en est-il de ce film, mon bon vieux Sancho ?



Un morceau de jade cassé vaut mieux qu'une tuile entière



Suivant cet apophtegme d'un des personnages de Paul Claudel dans Le Soulier de satin, une chose est sûre: l'attente est forcément déçue. On attend une oeuvre démesurée et l'on reçoit un bel ouvrage fini.
Mais, fort ou faible de cette connaissance des rouages de notre esprit, on pouvait se poser les questions suivantes :
Sera-ce un nouveau Visiteurs 3, un film paru trop tard, après une trop longue attente et que le réalisateur a fait par principe, sans âme ?
Sera-ce un Réveil de la Force, un film paru quand on ne l'attendait plus et qui ne fait que flatter des poncifs qu'on attendait plus non plus ? Sera-ce une nouvelle mascarade de l'adolescent Adam "Kylo" Driver ?
Sera-ce autre chose ? Dans un style plus gilliamien, sera-ce plutôt un nouveau Baron de Münchausen, un éloge à l'onirisme fidèle à l'ADN du récit de Gottfried Bürger ou un nouveau Roi Pêcheur, la transposition d'une oeuvre classique dans l'époque de la création du film ?


Réponse: c'est autre chose.
De façon tout à fait inattendue, ce n'est ni le film décrit dans Lost in la Mancha, le documentaire sur la malédiction du tournage, ni l'une des solutions envisagées plus haut.
C'est une plongée aux enfers, dans les tréfonds de la folie. C'est une synthèse géniale entre Le Baron de Münchausen et Le Roi Pêcheur, le Graal gilliamien.


Mais, si bien soit-il, cela reste un film de Terry Gilliam et non l'oeuvre universelle, infiniment réécrite, qui n'existe que par l'irréel de sa création: le rêve est devenu réalité et perd de cette étoffe dont sont fait les rêves.



"Tout le monde est Dom Quichotte"



(https://www.youtube.com/watch?v=vhTnIS2BpQQ)


Dom Quichotte, l'étrange rejeton de Cervantès, est un personnage littéraire à part du fait de son incroyable évolution qui a su suivre toutes les époques et se métamorphoser pour gagner toujours un peu plus lecteurs, spectateurs, acteurs, auteurs et auditeurs à sa folie sans pareille.


Au XVIIe siècle, lorsqu'on applaudit les travestissements burlesques des héros de l'antiquité ou du Moyen-Âge, Dom Quichotte naît en anti-héros grotesque, vieil homme féru de romans de chevalerie et qui se prendra pour un chevalier. Une victime avant la lettre du bovarysme qu'on retrouvera toujours plus fou et plus ridicule dans les réécritures mondiales du personnages. On le retrouvera dans une fable de Claris de Florian, qui l'imagine se prenant pour un berger. Il y fait une cour précieuse à une bergère stupide et est chassé à coups de bâtons par le mari de la pécore. Et Forian de décréter: "Ainsi guérir d'une folie,/Bien souvent ce n'est qu'en changer."


Mais l'un des vers du fabuliste prépare le profond changement que connaîtra Dom Quichotte à l'avènement du XXe siècle: "Au milieu de la neige, il chante le printemps". Car plus que sous le nom de Dom Quichotte, il sera désormais L'Homme de la Manche, Le Chevalier à la triste figure. D'anti-héros, il devient héros de l'absurde. Chevalier des rêves, il défie la triste condition humaine et a pour Dieu l'idéal, pour quête l'inaccessible étoile et pour devise cette belle phrase de Lewis Carroll: "Si la vie n'a pas de sens, qu'est-ce qui nous empêche d'en inventer un ?"


C'est ainsi que le voient Jacques Brel, Christopher Lee et les deux interprètes qui devaient le jouer dans le film initial de Terry Gilliam.
Terry Gilliam qui rejoint cet autre apôtre du héros fou de Cervantès, Jacques Brel, qui déclara un jour: "Tout le monde est Dom Quichotte ! Je crois (...) ... Je le souhaite ... J'en suis certain ! Tout le monde a un certain nombre de rêves dont il s'occupe.(...) Quoi qu'on soit, on existe."
Mais plutôt que de le rejoindre sur l'aspect de l'absurde, Gilliam abonde dans le sens des rêves.
Son Dom Quichotte sera le héros des rêves, né au village de Los Suenos, le Songe; il sera le rêve personnifié.


Un rêve personnifié comme un démon de l'artiste.
"J'étais seul, je suis trois !", s'écrie le Dom Quichotte de Jacques Brel en fin d'aventure en désignant Sancho et Dulcinéa.
C'est le cas extra-diégétiquement et diégétiquement dans le film de Terry Gilliam. Car le personnage a été interprété pour ce film par trois acteurs différents dont deux auxquels il est dédié: Jean Rochefort, John Hurt, Jonathan Pryce. Mais dans l'histoire qui nous est contée, le personnage littéraire prend corps en un vieux cordonnier avant de posséder le héros réalisateur à son tour. Cette possession s'observe par une métamorphose extraordinairement juste dans son interprétation. A la terrasse d'un café, l'interprète de Dom Quichotte qui peinait jusqu'ici à s'investir du rôle voit une altercation et intervient en chevalier furieux. Dès cet instant, il ne sera plus jamais le vieux cordonnier mais Dom Quichotte de la Mancha ! Une métamorphose d'autant plus réussie qu'elle intervient à un moment presque banal, quand nul ne l'attend, comme c'est souvent le cas dans la vie. Une métamorphose d'autant plus intéressante qu'elle rejoint l'idée développée par Pierre Bayard dans son Affaire du Chien des Baskerville: un personnage de fiction n'a d'existence que dans le monde des idées jusqu'à ce qu'un lecteur se pique de lui ressembler. Alors, il le possède et de cette façon accède au monde des sens, au monde réel."Tout le monde est Dom Quichotte" et tout le monde peut le devenir, à trop le voir, à trop le lire.
C'est exactement l'idée du Dom Quichotte de Terry Gilliam: l'anti-héros de Cervantès est aux aguets et cherche des êtres à posséder comme il est lui-même possédé, d'une même façon, par ses personnages de chevaliers. Dom Quichotte apparaît tel que l'aurait peint avec un juste effroi Pierre Nicole dans son Hérésie imaginaire: un Démon de l'imaginaire lui même possédé par ses propres chimères.


Les chimères, la folie enthousiaste qui défie la Raison et la Mort, qui change le rond-de-cuir malhabile en chef de la Résistance, qui permet de traquer des sorcières que nul ne voit et de rompre des pactes faits avec le Diable, n'est-ce pas là ce que l'on trouve déjà dans Les Aventures du Baron de Münchausen, dans Brazil, dans Les Frères Grimm ou dans L'Imaginarium du Docteur Parnassus ?
Et si Dom Quichotte était le héros type du songe gilliamien ? Et si Terry Gilliam était lui-même possédé par Dom Quichotte ?
En tout cas, une chose est certaine, il n'est pas l'Homme qui tua Dom Quichotte mais L'Homme qui le fit naître dans le réel !



La Madeleine de Proust sur les ramblas



Le plus tout à fait inattendu du film, c'est sa dimension proustienne.
A suivre Lost in la Mancha, le film de Terry Gilliam devait initialement mettre en scène un réalisateur qu'un phénomène fantastique catapultait dans le monde de Dom Quichotte. C'était Johnny Depp qui jouait cet alter-ego de Gilliam et qui évoluait en tant que Sancho Panza.


Mais les péripéties de tournage balayant le champs des possibles, Johnny Depp, lassé et peut-être même effrayé par la malédiction, s'en est allé. On le voit dans le film, le départ de l'interprète de Jack Sparrow, les changements d'interprète pour Dom Quichotte ont amené Gilliam a penser et repenser maintes et maintes fois son histoire. Toujours plus actualisée, elle porte les stigmates de certains choix très (trop) récents, comme une allusion décalée au président Trump.
Parmi ces changements, inégaux, on observe le vieillissement de Gilliam qui revoit son personnage de réalisateur et le place en homme d'expérience sur le sentier bifurquant de ses "erreurs" passées. Ses erreurs au sens d'échecs ( que l'on sait formateurs depuis que l'a dit Yoda) mais aussi au sens premier de voyages. Chevalier errant, le réalisateur l'est plus que l'imaginent l'être Dom Quichotte et sa marionnette de ventriloque. Car il part sur une Rossinante de métal aux sources de son film de jeunesse - une adaptation de Dom Quichotte bien-sûr - et erre parmi les débris de son passé, qui se superposent au présent comme une brume de fantômes vains. Cette esthétique inattendue donne un cachet au film. Car c'est en recherchant le temps perdu que le réalisatur bascule dans le Rêve et la démence.


Et ce petit plus du film est porté avec panache par un Adam Driver que je craignais. Insipide et désastreux interprète de Kylo Renn, le piètre successeur de Dark Vador, Adam Driver reprend le rôle de Johnny Depp et imite son modèle comme il s'approprie le costume de Sancho pour lui ajouter un je ne sais quoi de plus authentique et de plus mélancolique. Une interprétation géniale qui a le mérite de réconcilier Adam Driver avec ses détracteurs et de montrer la réelle étendue de son talent, qui n'est pas des moindres !



Le Testament d'un excentrique



Tout, dans la filmographie de Terry Gilliam, semble n'avoir été accompli qu'en vue de L'Homme qui tua Dom Quichotte. Pour pasticher Thierry Roland, après avoir réaliser ce film, il peut mourir tranquille. Et c'est à se demander si le film n'a pas dépassé son créateur pour mieux devenir son testament cinématographique.


Combien de chevaliers de Sacré Graal à L'Homme qui tua Dom Quichotte ? Toujours le thème du rêve associé à la folie, jusque dans les créations de ses disciples à l'instar du 9 mois ferme d'Albert Dupontel ?
Et surtout ce duel de David et Goliath entre le chevalier futuriste de Brazil et l'immense chevalier robot incarnant la société totalitaire qu'il a refusé de servir ! Ce chevalier déjà campé par un certain Jonathan Pryce, vedette fétiche de Terry Gilliam ! Cette impression étrange de boucle bouclée, comme si Gilliam se sentait mourant et dans la nécessité d'achever ce qu'il a commencé !
Cette ultime rébellion de l'homme libre contre la société qui le fait esclave ! Ce double passage de flambeau entre Dom Quichotte et Dom Quichotte et Jonathan Pryce et Adam Driver ! Le pendant réel au duel de Brazil habilement transposé dans les confrontations entre le réalisateur joué par Adam Driver et son patron glacial campé par le ténébreux Stellan Skarsgard d'Insomnia !
A en oublier le Kylo Renn de Star Wars ou l'impromptue rencontre du Eliott Carver et de la Camille Montès de la saga James Bond !


C'est cela le Testament terrible de Terry Gilliam: l'Homme qui tua le monde entier pour faire vivre Dom Quichotte !




Et donc, Sanchos et Dulcinées, trêve de bavardages inutiles ! En selles ! Malheur aux méchants, mort aux géants ! Partons ramener l'ordre dans les plaines du nouveau monde !


(https://www.youtube.com/watch?v=oN8OYvD4ejQ)

Frenhofer
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le 12 juin 2018

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Frenhofer

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