Une tempête de neige, un hôtel isolé, un voyageur solitaire, assez étrange – silencieux, désagréable à peine arrivé, soucieux de ne pas être vu, vêtu de bandages et de lunettes noirs, transmettant immédiatement un malaise très profond …

La première singularité du film est là : L’Homme invisible ne s’embarrasse pas de préliminaires. Il est invisible dès le début du film – on ne s’attardera pas sur ses recherches, sur ses découvertes, pas davantage sur les blessures de son passé, sur ses relations avec les autres membres de la communauté scientifique, à peine plus sur ses relations avec sa fiancée … Les « explications » scientifiques et chimiques sont expédiées, les carnets secrets du savant servent à peine de prétexte et la fiancée ne sert à peu près à rien, sauf à l’extrême fin du film. Celui-ci, très court (à peine plus d’une heure), sera centré, presque exclusivement sur sa dimension fantastique, sur les temps d’action et d’angoisse précédant l’action, et bien sûr sur les extraordinaires truquages qui parviennent encore à nous faire croire à l’invisibilité du personnage – le plus difficile à réaliser demeurant le déshabillage de l’homme devant son miroir.

Un récit très simple, réduit à l’essentiel mais conduit avec un montage extrêmement dynamique, une caméra très mobile, dans un noir et blanc très contrasté.

Et non sans surprises, avec des contrastes très déconcertants :

• Les scènes les plus violentes, ou les temps d’attente les plus angoissants, sont toujours suivis de séquences comiques relevant du pur burlesque, avec poursuites, chutes grotesques, grimaces, à l’image de la femme poursuivie sur une route de nuit par un pantalon se mettant brusquement à chanter ; les menaces, énoncées par la voix terrible de Claude Rains, son rire sardonique (qui poursuit le spectateur bien après la fin du film) sont toujours suivies par des farces, comme dans une immense partie de cache-cache ; et même après les moment les plus dramatiques et les plus spectaculairement dramatiques, l’exécution du rival dans sa voiture folle, ou l’attentat du train, on a droit à des événements bien plus ludiques et détendus, comme la distribution festive des billets volés à la banque à la façon de Robin des Bois.
• Et le contraste est tout aussi fort entre l’aspect assez terrifiant de l’homme invisible et les trognes pittoresques et exotiques des villageois autour de l’auberge, Una O’Connor, dans le rôle de l’aubergiste elle-même, grimaçant, grognant, sautant, gesticulant jusqu’à l’hystérie, selon les canons du burlesque le plus extrême.
• Une autre opposition, moins évidente à première vue, peut aussi donner à réfléchir : l’homme invisible est un monstre, mais avant que sa monstruosité n’éclate (il n’est auparavant que fort peu affable) c’est bien lui qui se trouve confronté à une foule monstrueuse et prête à le lyncher à cause de sa seule différence …

En fait l’Homme invisible, adapté d’un roman de H.G. Wells, spécialiste du genre, décline une nouvelle fois le mythe de l’apprenti sorcier, du savant fou confronté à sa créature. On retrouve ainsi Frankenstein et son monstre ou le Dr Jekyll et sa propre transformation monstrueuse. Ou encore, dans l’univers de la B.D. (et de façon très frappante) Edgar P. Jacobs et sa Marque jaune, avec le Professeur Septimus et sa créature maléfique, sa soif de vengeance contre ses confrères qui l’ont méprisé et rejeté, puis contre le monde entier, d’ailleurs jusqu’à provoquer un déraillement très mortel de train. Au reste, l’homme invisible / Claude Rains devient tout particulièrement furieux chaque fois que l’on se moque de lui ou que l’on met ses pouvoirs en doute.

La principale originalité du personnage tient dans le fait que sa création et sa créature renvoient à son propre dépouillement : lui-même face à lui-même nu, et cela sans que les autres puissent le voir tel qu’en lui-même. Et même si l’humour lutte encore (lorsque l’homme invisible évoque sa difficulté à descendre un escalier quand on ne voit pas ses pieds …), cette confrontation-là tourne nécessairement au tragique : le dévoilement de son être le plus profond, avec pulsions de violence, de vengeance, de puissance et de mort.

Bien plus tard Paul Verhoeven n’aura plus qu’à aller jusqu’au bout de cette logique, à prendre la lettre à la lettre, avec une nudité très physique. On ne pouvait pas attendre moins de la part du provocateur hollandais.

Pour l’Homme Invisible, il n’y a évidemment pas d’autre issue que dans la mort – après un retour au paysage blanc qui ouvrait le film (les traces de pas dans la neige) et le droit, le temps d’une ultime scène très poétique, de retrouver enfin son visage.

«Tel qu’en lui-même enfin, l’éternité le change » …
pphf

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