"L’heure du loup c’est l’heure où la nuit fait place au jour. C’est l’heure où la plupart des mourants s’éteignent, où notre sommeil est le plus profond, où nos cauchemars sont les plus riches. C’est l’heure où celui qui n’a pu s’endormir affronte sa plus violente angoisse, où les fantômes et les démons sont au plus forts de leur puissance."

Lorsque vos angoisses sont si prégnantes qu'elles en deviennent obsédantes, lorsque vos démons intérieurs ressurgissent chaque jour un peu plus violemment faisant de votre vie un cauchemar...vous n'avez plus le choix, il vous faut les affronter. Vaincre ou péril, il n'y aura pas d'autre alternative.

C'est la situation vécue par Johan Borg, interprété par le très charismatique Max von Sydow, dans cet admirable et obscur Vargtimmen. Johan, qui vit sur une petite île avec sa femme Alma (Liv Ullmann, une nouvelle fois sublime), est un peintre en manque d'inspiration. C'est l'archétype même de l'artiste submergé par ses angoisses, insomniaque et mélancolique. Ce portrait d'artiste ainsi évoqué n'est pas sans rappeler celui de Bergman lui-même. Le cinéaste a pris pour habitude de "s'allonger sur le divan" au détour de ses films ; là, il sort tout juste de Persona et sa vision devient beaucoup plus pessimiste et désespérée. Ce n'est pas un hasard si Vargtimmen est sans doute son œuvre la plus sombre. Les angoisses, les cauchemars et les fantasmes de Johan font écho à ceux du cinéaste, faisant de Vargtimmen une œuvre rare, obscure et absconse, déviant du drame intimiste vers le fantastique et l'horreur.

Une situation clairement exprimée par le cinéaste dès les premières minutes. Le générique du début nous laisse entendre la préparation de l'équipe de tournage, un "On tourne" retenti avant que le personnage de Liv Ullmann ne s'adresse à nous par l'intermédiaire de la caméra. C'est là que l'on voit à quel point Bergman est malin et maîtrise parfaitement l'art cinématographique ; il ne triche pas et nous annonce tout de suite que cette histoire n'est que pure fiction, une manière de nous protéger de cette ambiance anxiogène, une façon également de nous inviter à la réflexion sur la condition de l'artiste et de l'homme. Mais la force de l'histoire est telle que l'on est tout de suite pris par l'ambiance, oubliant instantanément ce stratagème, on reste fasciné par la pièce se jouant sous nos yeux.

Il faut dire qu'il a de quoi être fasciné ! Bergman délaisse très vite le drame psychologique qu'il affectionne tant, pour pousser les portes d'un univers onirique dans lequel les visions de cauchemar et de fantasme règnent en maîtres. La photographie expressionniste renforce à merveille l'impression de malaise ambiant : la vision de cette île déserte, balayée par les vents, ou ces scènes de couple dominées par un silence pesant, accentuent cette ambiance propice à la lamentation. Et que dire de ces gros plans, en noir et blanc, sur le visage taillé à la serpe de von Sydow. L'inquiétude augmente au fur et à mesure que l'histoire se déroule. La structure narrative classique s'efface progressivement et le cauchemar de Johan se matérialise enfin à l'écran. On assiste alors à une succession de visions venant frapper de plein fouet l'imaginaire du spectateur ; certaines d'entre elles sont à connotations sexuelles, tandis que d'autres sont anxiogènes ou extrêmement violentes.

On sort ainsi de cette expérience aussi fascinée que décontenancé. Mais ce qui a de remarquable dans Vargtimmen, ce n'est pas tant ces visions de cauchemar que la facilité de Bergman à mettre en scène les tourments de l'artiste. La scène la plus emblématique est sans doute celle du repas chez le châtelain. Une scène finalement assez "felliniesque" ! Le cinéaste filme en gros plan les visages des différents personnages, isolant Johan et sa femme au milieu d'un brouhaha indescriptible. La séquence se termine par un théâtre de marionnettes, une astucieuse mise en abyme qui permet à Bergman de dénoncer l'influence néfaste de ces bourgeois, et donc de l'argent, dans la création artistique. Une façon de dire que l'art n'est pas un simple produit de consommation.

Évidemment, pour apprécier Vargtimmen, il faut apprécier ce mélange des genres, cette ambiance qui reste à la lisière entre drame et fantastique. Et puis si les images fascinent, il faut pouvoir s'accommoder du propos bien souvent abscons du Suédois. C'est un peu les limites de l'œuvre, à la manière d'un Persona, Vargtimmen reste un film envoûtant mais difficile à appréhender.

Créée

le 26 août 2023

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Procol Harum

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