La virtuosité stylistique ne s’obtient pas par l’addition de moments de splendeur photographique, mais par la répétition consciente et réfléchie d’une dynamique esthétique organisée autour d’une pensée artistique. C’est sans doute à cela que se reconnaît, presque comme une évidence, la virtuosité de L’élégie de Naniwa qui, avant même que se définissent les standards de l’esthétique filmique, instaure des codes visuels au diapason du récit conçu.


Concis et adroitement cadencé, le long métrage fonctionne et s’envisage sous un prisme géométrique. Tout d’abord parce qu’il confectionne une représentation limpide des habitudes orthonormées de la société sur laquelle il arrête son regard. Ambiance glaciale de mise, le monde mis en exergue se compose de routines apathiques qui renvoient aux statiques images d’une urbanité immobile, pétrifiée jour comme nuit par la neurasthénie des personnages. Géométrique ensuite parce que la progression narrative s’effectue sur une alternance algorithmique de points de vue, chaque scène prenant pour base un axe différent – donc, la plupart du temps, un personnage différent –, avant d’y revenir après un certain temps. Ces modulations construisent une architecture scénaristique opérant par va-et-vient et où il est donné au spectateur d’observer attentivement les réactions protéiformes des personnages. Par ce fait, plusieurs antinomies comportementales se révèlent et prennent l’allure de témoins de la scission sociétale. Géométrique finalement, parce que la caméra s’efforce continuellement d’illustrer le rapport complexé des êtres humains à leur environnement. Décor quadrillé, plans stratifiés et personnages restreints par de multiples encadrements spatiaux dénotent l’enfermement du corps humain dans un univers qui lui est inassimilable. Si les interactions humaines s’ancrent dans une optique de soustraction et de manipulation monétaires, elles ne parviennent jamais vraiment à s’émanciper des cadres imposés – cadres à la fois sociaux et matériels –, comme si la logique esthétique œuvrait pour rappeler aux personnages leur faillibilité. Même lorsque s’évaporent momentanément les contraintes physiques, le décor s’ouvre, démesurément grand, devant la petitesse des volontés humaines.


Plus que la détérioration des comportements sociaux, L’élégie de Naniwa brosse un tableau de la fragilité humaine. De la gêne des premières fois, et de la diaphane beauté de ces instants de pudeur. Le récit cherche évidemment par là à souligner la relation vampirique qui unit malaisément l’individu à l’organisation sociétale et institutionnelle l’englobant. Sacrifices à la chaîne, stakhanovisme du don de soi, la jeune femme que le récit suit prioritairement enfile les états d’infériorité, pervertissant ses manières dans le but de rétablir l’unité familiale. Perspectives longiformes qui l’emprisonnent et la tiennent à l’écart, l’esthétique claustrophobique marque la scission graduelle de l’harmonie entre la protagoniste et son environnement; c’est qu’elle est précipitée, par l’insistance et l’hypocrisie d’autrui, vers un déphasage personnel. Elle s’asphyxie, désemparée, à même le nuage de mirages qu’elle avait rêvé de voir prendre forme.


Avec une amorce confuse et un inattendu décentrement narratif survenant en introduction, L’élégie de Naniwa commençait par décrire les âcres saveurs de l’embourbement existentiel, afin de cristalliser, en seconde partie, les espérances interpersonnelles, chimères amoureusement projetées par ces âmes en perte de vitalité. De fait, l’œuvre s’achève, cyclique, en opérant un retour à la précarité – familiale ou maritale – des débuts. Les eaux troubles se retrouvent toutefois apaisées par l’élection d’une martyre, réceptacle où iront s’épancher, une à une, les existences frustrées d’une société avariée : la candide jeune femme devenue véritable épave morale, elle n’a d’utilité que celle de contenir les désespoirs environnants. Là seulement le cadre vient à se fendre et ouvre un ciel infini où la protagoniste, contrainte à l’exil, entame sa longue et éternelle errance sur les routes désertiques du désenchantement.


mile-Frve
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le 1 juin 2022

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Émile Frève

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