Un tueur sans visage, un crime filmé en caméra subjective et un nom passe-partout laissé sur les lieux en guise de signature, voilà comment Henri-Georges Clouzot débute sa carrière de cinéaste, en susurrant à son spectateur qu'il est un criminel en puissance. Le ton est ainsi donné, l'intérêt de L’Assassin habite au 21 résidera moins dans son intrigue à la Agatha Christie que dans le noir portrait qui nous est fait du genre humain.

Avant d'être un premier film, L’Assassin habite au 21 est une suite commerciale et cela se ressent forcément. Après le succès du Dernier des six, la Continental décide de prolonger les aventures truculentes du couple Wens-Mila et, surtout, a la bonne idée de confier le projet à Clouzot, précédemment scénariste. Si le principe du film d'enquête est respecté, avec lui le Cluedo se fait méchamment satirique et délicieusement relevé.

C'est d'ailleurs la première chose que l'on remarque en regardant le film. C'est ce rythme fou parfaitement géré, ou presque, qui emporte tout sur son passage, occasionnant la valse des postures ou des faux-semblants comme des suspects, baladant son spectateur entre les genres, le faisant glisser sans cesse du drame vers l'humour, du bon vieux film policier vers la satire féroce. Idéalement, le film devrait évoluer crescendo, suspense et noirceur devant progresser en même temps que l'intrigue. Il faut reconnaître que sur ce point la maîtrise n'est pas totale, puisque la dernière partie perd en intensité au fur et à mesure que le principe du whodunit s'épuise (la suspicion qui passe d'un personnage à un autre).

Mais qu'importent au fond ces petits reproches, L’Assassin habite au 21 demeure une œuvre passionnante où l'on sent la singularité de Clouzot prendre forme peu à peu. Avant de reprendre le rythme du polar US (avec Quai des orfèvres), c'est l'efficacité des comédies américaines qui est clairement recherchée ici. Le couple Wens-Mila semble tout droit sorti d'une screwball comedy, autour d'eux les dialogues fusent, les répliques vachardes côtoient les instants fantasques dans une rythmique pour le moins redoutable. Clouzot exploite à merveille le potentiel de son improbable couple vedette, joue magnifiquement des ruptures de ton entre le flegme de Pierre Fresnay et la gouaille parisienne de Suzy Delair, pour développer un univers contrasté fait de gris clair et de noir profond...

Ainsi, l'enchaînement des répliques ou des séquences laisse transparaître les traits méprisables que la société maquille de respectabilité : c'est aussi bien la veulerie humaine que l'hypocrisie de l'administration qui est mise à jour lors de cette remarquable séquence où l'ordre d'arrêter l'assassin passe des hautes instances jusqu'au petit commissaire, transformant dans un même mouvement le simple subalterne en petit chef plein d'autorité... De la même façon, c'est la duplicité humaine qui est constamment mise en relief lors des échanges verbaux, faisant passer, par exemple, une Suzy Delair du statut d'artiste intègre ("Moi j'ai mon talent dans le masque, pas dans les fesses ! ") à celui de vulgaire arriviste (en recherchant la célébrité à travers le sensationnel), ou encore en révélant les penchants morbides d'un médecin (Noël Roquevert) ou d'un artisan (Pierre Larquey).

On découvre alors que ce qui fera le sel des prochains films de Clouzot, ce regard pessimiste porté sur l'humain, cette vision d'un monde débordant de médiocrité et de bassesses... mais notre homme fait surtout preuve d'audace et de créativité afin de distiller son cynisme derrière la satire. On appréciera ainsi cette séquence surréaliste qui voit Raymond Bussières se moquer de la police (et de l'état par la même occasion) en étant assis sur un lampadaire ; tout comme on pourra savourer ces portraits hauts en couleurs qui malmènent l'image du français moyen : la logeuse fumant la pipe, le valet sifflotant, la grande dame qui est "une vraie jeune fille"... l'humour est là, il lorgne bien souvent vers le noir (la question du testament, qui est posée par Delair juste avant le début de l'enquête, est assez fabuleuse), mais il sert surtout le discours pessimiste de Clouzot : personne n'est vraiment innocent, et si l'enquête piétine, c'est parce que tous peuvent être de vrais coupables L'univers sombre du Corbeau n'est vraiment plus très loin.

On s'en rend vite compte avec ces plans, superbes, qui rappellent l'expressionnisme allemand, comme cette scène d'interrogatoire où les ombres immenses imposent leurs présences inquiétantes ou encore cette séquence, digne de Fritz Lang, où le danger plane sur la vision d'un homme allongé sur un escalier embrumé... Clouzot met en place progressivement son cinéma cynique et désabusé, et donne à sa comédie policière des allures de théâtre désenchanté, où l'être humain n'est pas celui qu'il prétend (l'enquêteur prend l'allure d'un pasteur, l'infirmière se mue en femme fatale, etc.) et où le mal est l'affaire de tous (ce que les meurtres en caméra subjective témoignent à merveille). Et même si le final semble être un peu expédié, la vision amère qui nous est faite de l'Homme sera le terreau des futurs chefs-d'œuvre de Clouzot. Indéniablement, un cinéaste est né.

Procol-Harum
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le 16 août 2023

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