Cette critique contient des spoilers.


En 1948, Akira Kurosawa est un jeune réalisateur fort de sept films dont La Légende du grand judo (1943), Le Plus Beau (1944), Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre (1945) ou encore Un merveilleux dimanche (1947). Mais c'est bien cette année là que le futur Tenno réalise son premier film majeur, le film qui pose les bases de ce qui constituera l'avenir de sa filmographie: L’Ange Ivre. Ce film marque également le début d’une coopération de 17 ans avec celui qui deviendra l'icône du cinéma japonais: Toshiro Mifune.


Kurosawa nous conte l’histoire du médecin alcoolique Sanada dans un Tokyo dévasté par la guerre, où règne la misère. Un jour, le médecin reçoit un jeune yakuza du nom de Matsunaga, patron de ce quartier de la ville, chez qui il diagnostique la tuberculose, va alors se nouer entre les deux hommes une étrange relation…
En 1948, le Japon peine à se relever de la Seconde Guerre mondiale et les grandes villes à l’image de Tokyo sont contrôlées par les yakuzas. Dès l’immédiate après-guerre le pays s’américanise à vitesse grand v, comme le prouvent les nombreux dancings, la présence de nouveaux alcools à l’image du whisky, mais également les tenues vestimentaires ou encore les différents genres musicaux comme le blues ou le boogie woogie. Bref, une étrange ambiance de misère, de terreur et d'inexorable envie de s’amuser dans laquelle le jeune cinéaste parvient littéralement à nous plonger.
Dans ce film, Akira Kurosawa nous offre une mise en scène soigneusement étudiée, avec des plans magnifiques, tant dans leur composition que dans leur signification (indications sur les personnages, atmosphère de la scène ou leur dimension symbolique). L'Ange Ivre emprunte énormément au film de gangster américain et l’utilisation astucieuse du noir et du blanc rappel l’expressionnisme allemand: les yakuzas (personnages liés au mal) sont vêtus de noir ou de gris tandis que le docteur Sanada (personnage représentant le bien) arbore souvent des vêtements de couleur blanche, seul Matsunaga se montre tour à tour vêtu de blanc puis de couleurs sombres, ce qui peut traduire la complexité du personnage. Une scène par exemple illustre l’influence de l’expressionnisme sur le cinéma de Kurosawa à l’aube des années 1950: Matsunaga et Okada se battent au couteau dans une pièce sombre et exiguë créant chez le spectateur une angoissante impression d’enfermement, le combat se termine dans la peinture blanche, lorsque Okada tue Matsunaga, ce dernier - couvert de blanc - ouvre une porte menant sur l’extérieur, la blancheur presque aveuglante de la lumière du soleil ainsi que l’immensité de l’espace contrastent avec la noirceur et l’étroitesse de la pièce et procurent une sensation de libération, tant pour le spectateur que pour Matsunaga qui - couvert de blanc - se libère enfin de sa sombre existence de yakuza. L’Ange Ivre est un film d’un dynamisme étonnant, notamment grâce à la présence de nombreuses scènes dansantes et chantantes dans un style incontestablement américain (voir la scène du jungle boogie).
L’intrigue s’articule autour des deux personnages principaux: le beau Matsunaga incarné par le grandiose Toshiro Mifune nous proposant un jeu viril et bestial jamais vu dans le cinéma japonais jusqu'alors et le médecin Sanada superbement interprété par le grand ami d’Akira Kurosawa: Takashi Shimura. Membre imminent de son clan, le jeune Matsunaga nous est présenté comme un personnage charismatique, violent et craint de la population, qui place les yakuzas sur un piédestal par rapport aux "gens normaux" grâce selon lui à leur code d’honneur dérivé du bushido des samouraïs, mais également par leur aptitude à ignorer la peur. Une image quelque peu idéaliste de ce monde du grand banditisme. Mais lorsque le docteur Sanada lui découvre la tuberculose, "le patron" comme il est surnommé se trouve tiraillé entre sa condition de yakuza qui sous entend une supériorité par rapport aux autres et aux faiblesses humaines et la peur de la maladie nécessitant d’avouer son impuissance en acceptant l’aide du médecin. Ce dilemme est superbement illustré par la scène du rêve, une scène qui témoigne elle aussi de la profonde influence de l'expressionnisme: sur une plage, un cercueil, Matsunaga, à l'aide d'une masse, le brise, en sort alors un autre Matsunaga, mort celui là, pris de peur le premier s'enfuit, poursuivi par son double, mort. Cette scène peut également être vue comme un hommage au Nosferatu de Murnau (où l'on retrouve une scène similaire lorsqu'un matelot fracasse à coup de hache le cercueil du vampire afin de le déloger avant de s'enfuir à la vision de ce dernier), qui s'est au fil du temps imposé comme une référence du mouvement expressionniste allemand des années 1920, mouvement dont se réclame L'Ange Ivre. Chez Kurosawa le rêve intervient dans le but de matérialiser un conflit moral, ici, il expose un Matsunaga provocateur, soutenant ne pas craindre la mort, mais lorsqu'il se voit dans le cercueil et qu'il touche du doigt la triste vérité de la tuberculose, la peur finit par le gagner, il tente de la fuir mais cette peur ne cesse de le hanter. Cependant, ayant profondément foi en ses principes, Matsunaga ignore son état de tuberculeux, continuant à vivre à fond, ainsi condamné par ses dogmes et par ses fréquentations qui le pousse à enfreindre les ordres du médecin. Telle est sa conception du courage. Une conception qui s’oppose à celle du docteur Sanada: personnage bourru, se sacrifiant pour ses malades, bref, un personnage de la trempe de Barberousse qui cependant possède un défaut: un penchant prononcé pour l’alcool. En effet, à Matsunaga et sa vision quelque peu fuyarde du courage, Sanada oppose l’exemple d’une fillette atteinte de la tuberculose qui elle, au contraire, se bat pour terrasser la maladie en écoutant les précieux conseils du médecin. Ainsi, dans ce film, Kurosawa nous expose deux conceptions du courage devant la maladie, la première - la plus lâche - ne menant à rien si ce n’est à la mort, la seconde - la plus louable - conduisant à la guérison.
A travers le personnage de Sanada, Kurosawa traite différents thèmes récurrents de son Œuvre comme la misère, mais également le personnage du médecin, il y traduit aussi sa profonde aversion pour le monde des yakuzas grâce à l’utilisation de plusieurs métaphores par l'intermédiaire desquels il érige un parallèle entre les yakuzas et la tuberculose, la maladie progressant lorsque Matsunaga enfile son masque de yakuza, et reculant lorsqu'il s'efforce d'écouter les conseils du médecin. Ce dernier n’hésite d'ailleurs pas à comparer le poumon malade de Matsunaga au cloaque empuanti autour duquel gravitent les yakuzas qu’il compare à des bacilles qu’il est urgent d’éliminer. En ce sens, on pourrait imaginer que Matsunaga est une personnification de Tokyo, elle aussi rongée par les yakuzas.
Les relations entre les deux protagonistes sont généralement tendues dans la mesure où ces derniers peuvent difficilement se voir sans en venir aux mains ou s'injurier. La principale raison de ces disputes réside dans le fait que les deux personnages véhiculent des conceptions de l'homme et du monde tout à fait différentes: Sanada considérant par exemple les yakuzas comme des bons à rien, méprisables et irrécupérables tandis-que Matsunaga se targue d'en être un et revendique sa supériorité sur le reste de la population, c'est la raison pour laquelle il s’efforce de refouler sa peur de la tuberculose. De plus pour mieux oublier cette peur et ainsi donner tort au médecin, le jeune homme prend un malin plaisir à sans cesse le contredire en se montrant sous son meilleur jour, prétextant que la maladie ne l'affecte pas alors qu'elle le ronge toujours un peu plus de jour en jour comme nous le font comprendre son visage creusé et son allure toujours plus fantomatique. Paradoxalement, cette rivalité apparente va devenir le terreau d'une étrange relation d'amitié et de respect.
Si L’Ange Ivre est à ce point important dans la carrière de Kurosawa, c’est parce qu’il est l’incubateur de l’essentiel des sujets développés par le réalisateur tout au long de sa vie. Puissante fresque social du Japon d’après-guerre, L’Ange Ivre nous livre un profond message sur la conduite de l’homme face à la peur, sur ce qu'est le vrai courage et ainsi sur la manière de se comporter en tant qu'homme.


Ainsi, avec L’Ange Ivre, Akira Kurosawa nous offre un très grand film, étourdissant et sombre à souhait accompagné d’une inquiétante et sidérante bande originale signée Fumio Hayasaka, bref, un incontournable du cinéma japonais.

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le 15 avr. 2020

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Antonin-L

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