Souvent considéré comme l'un des meilleurs films d'espionnage, L'Affaire Cicéron est une œuvre élégante, intelligente et surtout pourvue d'une classe folle. À l'époque Mankiewicz avait des envies d'indépendance mais avant de pouvoir prendre son envol, il hérite de ce projet prévu initialement pour Hathaway. Le pitch, une histoire d'espionnage pur jus basé sur le livre de Moyzisch qui nous conte l'aventure rocambolesque d'un valet de chambre anglais qui vole des documents top secrets à l'ambassade où il officie pour pouvoir récupérer un peu de fraîche auprès des Nazis. L'argent n'a pas d'odeur vous me direz, surtout en temps de guerre, et puis si cela lui permet de s'assurer une petite retraite dorée sous le soleil de Rio, hein, on peut comprendre les motivations du bonhomme. Mankiewicz repère très bien l'originalité et le potentiel de cette histoire qui montre sous un angle nouveau l'espionnage en temps de guerre. Il décide de retravailler le script avec l'excellent M.Wilson (It's a Wonderful Life, The Bridge on the River Kwai), prenant ses distances avec le livre en plaçant au centre de l'intrigue ce personnage ambigu nommé Cicéron par les Allemands.


Grâce à cela, 5 Fingers se distingue des autres films du genre qui ont tous des histoires conventionnelles, souvent manichéennes, avec des intrigues inutilement alambiquées et un goût immodéré pour le coup de théâtre. Non ici, le film fait presque passer l'histoire d'espionnage au second plan pour s'attarder sur la vénalité du personnage (d'où le titre original) et sur son désir de s'acheter un statut social. Le talent de Mankiewicz est donc de repousser les limites du film d'espionnage pour parler de l'homme, de son avidité, de son orgueil et de croquer les mœurs de l'époque. On délaisse ainsi un peu l'espionnage classique pour s'aventurer sur les plates-bandes d'un Lubitsch ou d'un Ophüls (auquel le cinéaste pique la superbe Danielle Darrieux au passage) avec un ton délicieusement cynique voire sarcastique. Bref, l'Affaire Cicéron est un grand film qui ne se contente pas d'être un bon film de genre.


Il y a une ambiance de fin du monde qui règne sur Ankara ou plus précisément on ressent la fin d'un monde avec l'épilogue de la guerre qui s'annonce. La Turquie, pays neutre, est ainsi le théâtre d'une vive tension où les deux camps affûtent leurs armes avant le round final. Cette ambiance si particulière est bien rendue par Mankiewicz qui nous montre une ville grouillante d'espions où le danger peut survenir à chaque instant. Il y a un sentiment d'urgence qui se perçoit chez les deux camps, pas étonnant donc que le valet Diello veuille assurer ses arrières et décide de se lancer dans une carrière d'espion en vendant des documents à l'ennemi. Cette notion d'urgence permet au cinéaste de mettre en relief les vraies motivations des personnages, l'héroïsme politique est mis de côté et les intérêts personnels priment sur le sort de la guerre. Diello est en ce sens le héros rêvé pour Mankiewicz; il est intelligent, manipulateur, sans scrupules, prêt à vendre père et mère pour quelques billets. Mais surtout c'est un domestique orgueilleux, intelligent et cultivé, et qui aspire à une reconnaissance sociale forcément jugée méritée. Il espère que l'argent l'aidera à s'affranchir de sa base condition et peut-être devenir l'élégant aristocrate qu'il idéalise, celui qui se pavane en smoking blanc sous le ciel de Rio. Jeux de dupes, jeux de faux-semblants ; Mankiewicz est dans son élément et c'est avec une plume empreinte de cynisme et d'ironie qu'il décrit le comportement de ces pauvres diables qui tentent d'échapper à leur condition. Diello a le talent pour jouer au chat et à la souris avec les Britanniques et les Nazis mais il se fait toujours rattraper par ses failles personnelles : en une phrase la comtesse Staviska lui fait ravaler son orgueil et son avidité lui causera sa perte. Le rire retentissant à la fin du métrage soulignant quelque part le regard ironique porté par Mankiewicz sur ces pauvres personnages prisonniers de leurs ambitions et sur la futilité de leurs actions.


Mankiewicz signe un vrai petit bijou où la situation de crise, le tournant de la guerre, lui sert de révélateur pour passer au crible les motivations et les velléités humaines ainsi que les rapports entre classes ou entre dominants\dominés. Comme toujours avec lui, la puissance de sa mise en scène passe beaucoup par sa capacité à "filmer" les dialogues ; c'est à travers les échanges ou au détour d'une repartie lourde de sens que l'on devine les intentions ou l'état d'esprit des personnages. On a bien sûr Diallo dont les phrases laissent transparaître sa frustration à n'être qu'un domestique, à cela il faut ajouter le talent de Mason qui, tout en sobriété, nous dévoile les tics révélateurs de son personnage. Mais avec le dialogue, Mankiewicz nous fait également ressentir l'ambiance fin de règne qui gagne l'état-major Allemand, avec ce dignitaire qui se plaint de Wagner ou fustige le comportement de "délinquant juvénile" de sa direction. De même le cinéaste évite le manichéisme en renvoyant dos à dos les deux camps où les services secrets brillent par leur incompétence. Les belles valeurs et les grands principes semblent avoir déserté les hommes comme les nations. La morale de 5 Fingers semble bien amère car au fond ce film, plus qu'un banal film d'espionnage, s'avère être le théâtre de la comédie humaine dans toute sa splendeur.

Créée

le 26 août 2023

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Procol Harum

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