C’est bien parce qu’il le sait précieux, qu’il ne veut pas le gaspiller : « I’m old. I want to tell stories, and there’s no more time. » Plus le temps de plaire, de se satisfaire du futile, de se soumettre aux modes ou aux cahiers des charges des grands ordonnateurs de la rentabilité : Martin Scorsese n’a plus le temps et va donc à l’essentiel, à l’essence même de ce métier qu’il exerce comme un sacerdoce, c’est-à-dire « raconter une histoire » Une posture de conteur d’histoire, comme dans The Irishman d’ailleurs, qui donne immédiatement à Killers of the Flower Moon ses forces et ses limites : en cherchant moins à faire du cinéma calibré (appartenant à un genre parfaitement identifiable) qu’à raconter une histoire, notre homme prend le risque de décevoir les attentes d’un public habitué aux programmes formatés (narration longue, peu d’intérêt pour le rise and fall, pour le lyrisme, etc.). Il leur offre pourtant bien plus avec un film dont l’obsession d’évoluer hors du temps, hors de son temps, lui permet de se muer en grande œuvre de mémoire.


Une mémoire vive pour un drame qui ne doit pas tomber dans l’oubli : celui qui s’est déroulé dans les années 1920 sur la réserve des Indiens Osages, en Oklahoma. Adapté de La Note américaine de David Grann, le film perpétue l’histoire de cette tribu après la découverte de pétrole dans le sous-sol des terres qu’ils possédaient. Puisque l’acte de propriété stipulait que cette terre ne pouvait être ni vendue ni cédée, les Osages sont devenus immensément riches, au point d’employer des domestiques blancs pour les servir. Une richesse source de convoitise, évidemment, engendrant une vague de meurtres inexpliqués au début du 20ème siècle. Une histoire terrible et passionnante dont Scorsese se sert pour élaborer une féroce métaphore du capitalisme teintée de racisme. Une métaphore évoquée par le titre original, lui-même tiré d’une complainte écrite par une poétesse osage, faisant référence à une espèce de fleurs invasives qui, lors des soirs de pleine lune, recouvre les prairies, étouffant toutes les autres, comme la civilisation blanche a étouffé les peuples indiens en s’emparant de leurs territoires.


Un drame des origines que Scorsese ne pouvait aborder qu’en revenant lui-même au drame originel du cinéma hollywoodien : en reprenant le langage des premiers grands conteurs du cinéma US, ceux qui ont utilisé la grammaire du western afin d’ériger la mythologie états-unienne : le mythe du Self-made man et de l’American Dream, des belles valeurs d’une bannière étoilée plantée sur du faux, du factice, de la supercherie. Un genre que Scorsese embrasse pour la première fois, au bout d’un demi-siècle de carrière, mais auquel il faisait déjà référence lors de son premier long-métrage, Who’s That Knocking on My Door (1967) : une manière, quelque part, de boucler la boucle et d’aborder pleinement la violence inhérente aux racines états-uniennes. Un sujet déjà abordé en 2003 par Gangs of New York, en ayant recours à une écriture qui se voulait avant tout spectaculaire, tandis que celle de Killers of the Flower Moon se veut plus subtile et profonde afin que le récit originaire qui en découle se confonde avec celui d’une agonie (celle de Mollie qui s’étire pendant tout le film), d’une mort silencieuse, tacite mais omniprésente. Afin, surtout, que son récit se dote de cette donnée rare et précieuse qui se nomme « authenticité », contrairement aux westerns et à ses héros en toc.


Pour nous faire entrapercevoir ce faux, cette fourberie avec laquelle s’écrit la gloire états-unienne, Scorsese convoque au centre de l’écran les héros classiques avant de faire voler en éclats leur posture hypocrite : que ce soit William « King » Hale, l’influant franc-maçon, Ernest Burkhart, le jeune héros de guerre, le shérif ou l’avocat garant de la loi (le shérif, l’avocat) ou même le médecin, ils s’avèrent tous infiniment médiocres, agissant comme des corrupteurs ou des corrompus, des complices ou des assassins. Pour appuyer son propos, Scorsese n’hésite pas à tordre l’image de ces hommes blancs afin de refléter leur monstruosité intérieure et de rendre ridicule leur posture sociale (les mimiques de Leonardo DiCaprio, le jeu de Robert De Niro, etc.). Il convoque également notre mémoire cinéphile en multipliant les liens avec ses anciens films (le surnom de Robert De Niro qui rappelle The King of Comedy, l’emploi de DiCaprio qui renvoie à Taxi Driver...) afin de mettre en correspondance les époques : la société malade perçue par Travis Bickle trouve ses origines ici, dans ces temps anciens où des individus meurent en attendant que les autorités interviennent, ou que les beaux héros traditionnels ne puissent les sauver. Le héros devient soudainement un salaud, tandis que l’image de respectabilité des Etats-Unis se brise déjà...


L’image du film, elle, se travaille afin de se gorger de sens. La direction artistique de Jack Fisk, le décorateur attitré de Terrence Malick et David Lynch, assure la patine d’une imposante reproduction historique. Tandis que la photographie de Rodrigo Prieto, avec sa lumière chatoyante, son naturalisme sensible, confère au film une véritable authenticité picturale. Le trouble vient des choix de mise en scène de Scorsese qui diffusent l’idée d’un danger imperceptible, d’un mal caché sous le vernis des apparences. Même Robert De Niro, incarnant la figure de l’antagoniste, semble avoir une personnalité insaisissable, toujours dissimulée derrière ses sourires, ses lunettes, ses discours de circonstance (voir la remarquable scène du mariage au cours de laquelle il reprend à son compte la langue des Indiens Osages). Un mal indicible qui devient de plus en plus prégnant à travers l’usage des décors (maison incendiée, rues grouillantes...) et les effets de mise en scène (combo travelling-regard caméra). Les Etats-Unis ont beau voulu se parer des atours du monde civilisé, leur réalité est celle d’un univers inquiétant.


Filmés bien différemment que leurs bourreaux, les Osages sont bien les seuls à être empreint d’humanité, à mener une existence authentique. Contrairement à son époux, qui peine à nous convaincre qu’il est “un homme bien”, Mollie (remarquable Lily Gladstone) incarne une figure forte, engagée aussi bien dans la sauvegarde de ses racines que dans les relations sincères. On pourra juste regretter sa mise en retrait progressive dans le récit, finissant par être réduite à un statut de malade ou d’exploitée. Cela dit, Scorsese réussit pleinement son hommage au peuple opprimé, en utilisant la langue osage comme élément de narration (alors que dans le passé il n’avait pas hésité à faire parler anglais des Chinois, des Tibétains ou des Japonais), en restituant l’importance qu’ils accordent au sacré (le rapport à la nature, à l’esprit créateur, aux rêves...). Contrairement aux “visages pâles”, et leur monde plein de manigances, d’ambiguïté et de duperie, l’univers Osage est celui de la clarté et de l’authenticité car leurs relations au sacré est omniprésent : la famille, la culture, le spirituel. Et c’est bien ce que les artifices du cinéma scorsesien sont parvenus à transmettre.


Si Scorsese utilise la grammaire du western comme les premiers conteurs hollywoodiens, il fait rapidement un pas de côté en bifurquant vers le film de gangsters, cherchant à atteindre une nouvelle représentation historique, plus authentique, en porte-à-faux avec la version officielle. Une authenticité qu’il parvient à faire résonner, comme lors de l’ultime scène où l’exhibition du factice met en relief les mots porteurs de vérité, ou lorsqu’il confronte Ernest à ses mensonges sans que son amour pour son épouse puisse en pâtir. L'authenticité se déverse alors sur l’écran, à travers les sentiments exprimés ou l’hommage rendu, confirmant les immenses qualités de Killers of the Flower Moon, renforçant les mérites de ces grands conteurs capables d'utiliser le faux non pour tromper son auditoire, mais pour lui faire ouvrir les yeux sur l'essentiel.


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le 24 oct. 2023

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