Elle est loin l'époque où Hollywood glorifiait la conquête de l'Ouest avec des films de grande ampleur, mettant en avant ses héros, ses pionniers qui sont venus bâtir l'histoire de ce pays. Mais les temps changent, les héros d'hier nous apparaissent alors bien vieillissants (The Wild Bunch) et même les chantres de la conquête de l'ouest portent un regard désenchanté sur cette histoire (The Man Who Shot Liberty Valance). Moins romantique, plus sombre, plus réaliste ou plus authentique, le western se cherche alors un second souffle. Pollack, lui, n'est pas très attiré par le genre et il ne s'y engage que pour illustrer ses thèmes humanistes comme il a pu le faire dans le passé avec The Scalphunters. Avec Jeremiah Johnson, il aborde lui aussi l'esprit pionnier mais en focalisant son attention sur "l'homme" à proprement parler. Ici, ce n'est pas un collectif qui part à l'assaut d'un nouveau territoire, mais bel et bien un individu qui va tenter de se retrouver, histoire de repousser la "frontière" personnelle de son existence. Le film peut être considéré comme la quête quasi spirituelle d'un homme vers son état le plus profond ou le plus authentique, loin de l'influence de la société et en symbiose avec la nature.


Le film s'inspire de l'histoire réelle de John Johnson qui déserta lors de la guerre americano-mexicaine pour aller mener une existence de trappeur au milieu des Rocheuses. La légende veut que, suite au massacre de sa famille par les Indiens, il entreprit une vendetta personnelle contre eux, allant jusqu'à manger le foie de ses ennemis. À travers cette histoire célèbre aux États-Unis, ce qui intéresse Pollack et son scénariste John Milius, c'est de voir comment un homme arrive à se fondre dans un environnement totalement sauvage. Le personnage de Johnson devient tout d'abord un mountain man qui arrive à survivre puis à vivre au sein d'une nature hostile, mais c'est aussi un homme blanc qui va arriver à cohabiter avec les Indiens locaux. Cette cohabitation se fait dans la douleur et dans le sang mais au bout de plusieurs années de conflit, la paix et le respect mutuel vont finir par s'imposer entre les deux partis. C'est cette évolution, ce lent cheminement personnel et humain que Jeremiah Johnson tente de retranscrire.


"Une haute forêt de sapins, sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillés de leur linceul de neige par une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants dans la lumière blafarde du crépuscule. Le paysage morne, infiniment désolé, qui s'étendait jusqu'à l'horizon était au-delà de la tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux, plus terrifiant que le désespoir -- le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l'hiver, la joie mauvaise, féroce d'une puissance sans limites. Là, l'éternité, dans son immense et insaisissable sagesse, se moquait de la vie et de ses vains efforts."

Croc-Blanc Jack London


L'homme qui part vivre en pleine nature, c'est pour lui l'histoire d'une renaissance, le début d'une nouvelle vie qu'il faut assimiler. Ainsi lorsque Johnson déboule en pleine montagne, ce n'est pas pour y faire du camping et vivre tranquillement d'amour et d'eau fraîche. Non, il est comme un étranger qui doit assimiler les coutumes locales pour pouvoir s'intégrer, il est comme un nouveau-né qui découvre la vie et qui va apprendre à marcher après de nombreuses chutes. Le début est d'ailleurs assez amusant en ce sens, puisqu'on y voit notre personnage s'essayer à la pêche avec beaucoup de maladresse ou faire un feu de campement au mauvais endroit. Pour vivre dans ce milieu, il va devoir se débarrasser de sa "peau" et de ses réflexes de citadin pour adopter un comportement qui va lui permettre de survivre. Survivre avant de vivre, voilà la dure loi de la nature. Ainsi, on est loin de l'image idyllique du retour à la nature héritée du mouvement hippie, et contrairement à des films comme Into the wild, la vie à l'état sauvage n'est pas idéalisée : ici, la nature est continuellement belle et dangereuse. Un homme comme Johnson doit ainsi se battre quotidiennement pour rester en vie et profiter ensuite de la majesté des lieux. La grande réussite de Pollack est d'avoir su insuffler à son film une incroyable dimension d'authenticité. L'histoire et la réalisation excellent par leur justesse et leur sobriété, les décors naturels sont magnifiés et le charme qu'ils dégagent est parfaitement mis en valeur par le rythme dilettante du métrage. Bon, il est vrai que Pollack a tendance à insister un peu trop sur l'aspect "carte postal" des lieux mais au vu du résultat final, on serait bien ingrat de lui en faire le reproche. Son western, très contemplatif, se rapproche beaucoup du Derzou Ouzala de Kurosawa, exaltant avec force la beauté sauvage, la mélancolie et la plénitude de l'environnement. C'est l'esprit des écrits de London qui semble ainsi habiter la pellicule, grandiose !


Mais outre la relation à la nature, c'est bien les relations humaines qui intéressent Pollack. Durant son périple, Johnson va croiser la route à deux reprises de quelques personnages atypiques (le chasseur Del Gue, le vieux sage Bear Claw). À travers ces retrouvailles, Pollack nous montre bien l'évolution de son personnage : lors des premières rencontres, Johnson apparaît comme l'ancien citadin cherchant son identité, alors que par la suite notre homme est plus fort et déterminé. Normal, car entre les deux il a appris à vivre ! Il est devenu adulte, il a fondé une famille, il a connu l'amour et la mort...il a trouvé sa place dans le monde ! D'ailleurs, le cri de rage qu'il pousse vers la fin du film et qui résonne dans la vallée, symbolise bien cette évolution : il a pris la dimension de son environnement ! De même, sa relation avec les Indiens va passer par tous les états, de l'amour à la haine avant de finir par un respect mutuel. Le cinéaste a le bon goût d'éviter le manichéisme ou la morale bien-pensante, dans son film il n'y a pas de notion de bien ou de mal ; il mise sur l'authenticité des relations et pointe du doigt la méconnaissance des différentes cultures comme origine au conflit entre les peuples. Les Indiens ne sont ni bons ni mauvais, ils ne réagissent que pour défendre leur intérêt ou leur croyance. Avec ce western, on se rapproche de la vision réaliste prônée par Aldrich dans Fureur Apache et qui est résumé par la réplique de Lancaster : "Haïr un Apache, ce serait comme détester le désert parce qu'on n'y trouve pas d'eau".


Jeremiah Johnson est, malgré quelques passages un peu brouillons et une chanson narrative assez désuète, une magnifique ode aux valeurs humaines et à la vie sauvage dans toute sa complexité. Redford y trouve l'un de ses meilleurs rôles et Pollack, quant à lui, signe l'un des derniers grands westerns.


Procol Harum

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