Cinéaste d'origine irlandaise, John Ford n'aura de cesse, tout le long de sa carrière, de rendre hommage à son pays d'adoption en mettant en corrélation ses valeurs profondes avec l'histoire américaine. Ford n'est pas intéressé par la fresque historique car pour lui, la légende doit dépasser la réalité. Ce qui compte, ce sont les symboles et les valeurs qui en découlent. Ainsi, lorsque notre homme se voit contraint, par les studios, de traiter de l'histoire vraie du docteur Samuel Mudd, il ne faut pas s’étonner si celle-ci est enjolivée ou romancée ! Qu'importe l'exactitude historique, Ford fait du cinéma et reprend le destin de cet homme, présumé coupable d'avoir aidé l'assassin de Lincoln avant d'être gracié pour acte de bravoure, dans le simple but d'exalter des valeurs humanistes et de dénoncer une justice qui peut être populiste et expéditive.

Mudd a-t-il réellement aidé John Wilkes Booth ? En tout cas, si la réalité est sans doute plus ambiguë que la version exposée ici, The prisoner of Shark Island a le mérite d'illustrer à merveille comment un homme peut être broyé par un système judiciaire qui perd son sang-froid sur le coup de l'émotion. Ford abordera à deux reprises la figure légendaire de Lincoln et à chaque fois ce dernier apparaît comme le modèle à suivre pour éviter l'injustice. Dans The prisoner of Shark Island, l'assassinat du seizième président américain plonge le pays dans l'émoi : il faut tout de suite un coupable à offrir en pâture à la population et la justice ne fait pas dans la demi-mesure pour le trouver ! Mudd devient le coupable parfait, l'homme qui a trahi le "président divin" et son pays, ce n'est pas pour rien si on l'affublera du surnom de "Judas". La scène du procès fantoche est d'une remarquable efficacité, Mudd devient le symbole de l'erreur judiciaire et nous apparaît, à travers la caméra fordienne, comme une sorte de Dreyfus version ricaine.

Le cinéaste en profite également pour dénoncer le bagne avec le séjour de son personnage dans une île prison où les requins et les moustiques semblent moins terrifiants que les geôliers ! Ce passage, le plus emblématique du métrage, montre à quel point Ford maîtrise bien son art en posant les fondements du "film de prison". En l'espace de quelques minutes et d'une poignée de plans, il aborde la déshumanisation forcée du détenu, les souffrances physiques et psychologiques infligées par des gardiens trop zélés, le quotidien oppressant de la prison et même la fameuse tentative d'évasion dans une séquence pour le moins remarquable. Cet univers est abordé d'une manière superficielle mais terriblement efficace notamment grâce à un esthétisme directement inspiré de l'expressionnisme allemand et qui vient renforcer la dimension angoissante du lieu.

Mais derrière les moments épiques du film, ce sont surtout les relations humaines qui intéressent Ford et qui sont riches d'enseignements. Ainsi à travers les relations interraciales de Mudd, on découvre des Noirs qui sont représentés comme des êtres naïfs et manipulables, mais ce sont également les seuls qui font preuve d'entraide et de solidarité. Mais plus que la couleur de peau, c'est surtout la culture sudiste que Ford veut défendre. Car nul doute que le cinéaste se retrouve dans la façon de vivre de ces terriens du Sud : il rend hommage au dévouement de Mudd qui, en soignant ses bourreaux, va gagner sa rédemption, il apprécie également ce paternalisme, certes aujourd'hui daté, que le bon docteur fait preuve à l'égard de ses employés Noirs, tout comme il aime ces personnages authentiques comme le beau-père qui dissimule bien difficilement son humanisme derrière son caractère de cochon...

Alors même si tout cela semble un peu trop didactique et souffre d'un manque de panache, on retrouve avec plaisir la tendresse de Ford pour ces gens du peuple qui représentent pour lui le vrai visage de l'Amérique.

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le 5 janv. 2023

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Procol Harum

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